Deux ans après la publication des “Mémoires secrets” de Lucien Bonaparte, ouvrage pour spécialistes, Cédric Lewandowski propose un superbe récit, très accessible sans trahir la précision de l’historien, sur celui qu’il nomme « Le prince républicain » et qui offre un double avantage : celui d’éclairer un peu le parcours de ce jeune frère mal connu, et celui aussi de montrer le poids de l’esprit de clan chez Napoléon, avec les rivalités internes au clan et la jalousie de ses frères et sœurs envers les éléments extérieurs.
On ne résume pas un récit aussi dense sur un parcours aussi complexe. Mais il faut le parcourir pour découvrir l’importance de l’esprit de famille chez Napoléon qui, sans être l’aîné, est désigné comme le chef de famille par son père mourant. Et des tensions que cela entraîne évidemment pour l’aîné, Jérôme, et pour le cadet Lucien, qui se sentiront écartés par ce frère qui pourtant leur doit beaucoup, surtout Lucien qui démarre une fulgurante carrière politique et devient président du Conseil des Cinq-Cents, position d’où il va contribuer à la prise du pouvoir par son frère.
Éclairantes à cet égard, les pages sur le coup d’État du 18 Brumaire qui faillit rater par l’impétuosité et la précipitation de Napoléon et ne fut sauvé que par l’habileté politique de Lucien, le lendemain 19 Brumaire, véritable date du coup d’État. Cette dette que Napoléon ne reconnaîtra pas, Lucien la portera comme une ingratitude et comme la négation de son propre rôle politique qu’il voyait en toute égalité – une égalité républicaine – avec son frère, dans un partage des rôles qu’il imaginait un peu naïvement, Lucien en chef politique, Napoléon en chef militaire, sous la bénédiction républicaine de Sieyès dont l’auteur rappelle le rôle essentiel dans la consolidation de la République.
Le virage impérial de Napoléon va évidemment creuser le fossé, Lucien restant opposé à un pouvoir absolutiste, et ce livre raconte bien comment la préoccupation de sa succession a obnubilé l’esprit de Napoléon jusqu’à le brouiller avec son propre clan Bonaparte quand il privilégie d’abord les Beauharnais, puis quand il épouse Marie-Louise pour avoir finalement un héritier. Jérôme et Lucien se voyaient naturellement dans une succession légitime, et se sentiront d’autant plus écartés. Laetitia, leur mère, va souffrir de ces divisions tout en cherchant toujours à faire valoir la « famiglia » sur les pièces rapportées.
Le sacre de l’Empereur, au-delà de la dérive monarchiste d’un pouvoir républicain, offre une belle illustration de ces drames familiaux : en couronnant l’impératrice en même temps qu’il se couronne, Napoléon écarte sa famille, ses sœurs en particulier qui se battront pour obtenir au même moment le titre de princesses impériales. Madame Mère arrivera en retard, elle l'aurait fait exprès, et n’assistera pas à la cérémonie, ce qui n’empêchera pas l’Empereur d’ordonner à David de faire figurer Laetitia sur le grand tableau du Sacre pour illustrer la cohésion de sa famille autour de lui. Quant à Lucien il était déjà en exil, brouillé avec son frère qui, despote même comme chef de famille, n’avait pas voulu reconnaître son mariage avec Alexandrine de Bleschamp puisqu’il n’avait pas demandé à Napoléon son autorisation. Leur brouille sera interrompue par les Cent Jours, Lucien revenant en France prêter main-forte à son frère, mais l’épisode est bref…
Au risque de choquer les puristes, je dirais qu’il y a une matière fantastique pour un beau feuilleton, dans le style Netflix ou Canal+ (ne faisons pas de jaloux), avec des rebondissements incessants et des personnalités fortes, complexes et attachantes. Malheureusement la fin de la famille est connue, sauf le second parcours de Lucien qui, à 40 ans, se rend compte qu’il est passé à côté de son destin d’homme politique en France et qui devient prince de Canino. Non pas prince d’Empire mais prince d'Église nommé par le pape Pie VII dont il est toujours resté proche. Grand collectionneur de peinture, féru d’art et de culture, il est même pionnier dans la découverte du patrimoine archéologique étrusque grâce aux fouilles entreprises sur son domaine toscan, qui lui ont redonné de l’aisance et nourri les collections de l’Europe entière…
La trace de Lucien Bonaparte se retrouve également dans l’aménagement de l’Hôtel de Brienne, acheté par lui en 1802 et considérablement embelli. C’est là que Cédric Lewandowski l’a rencontré, ayant occupé son bureau pendant cinq ans comme directeur du cabinet civil et militaire du ministre de la défense Jean-Yves Le Drian, lui-même un historien de formation. Ensemble ils ont contribué à valoriser le patrimoine de cet Hôtel en préservant les bureaux de Lucien Bonaparte et du général De Gaulle, mais également en reconstituant le bureau de Clémenceau au 1er étage…
Photo ci-dessus : Jean-Christophe MARMARA/LE FIGARO
“lucien Bonaparte – Le prince républicain”, Cédric Lewandowski, 461 pages, Passés/Composé&s, Paris octobre 2019.
“Mémoires secrets” de Lucien (établis par Ludovica Cirrincione d’Amelio et Marcello Simonetta) 850 pages, éd. SPM, Paris 2017
Voir aussi l’interview de C.Lewandowski, « Les leçons politiques de Lucien Bonaparte », publiée par LeFigaro.fr le 28.11.2019