Ravages de l’ignorance, le tollé de commentaires indignés qui a suivi l’annonce d’une extension de l’apprentissage de la langue arabe dans l’enseignement en France m’incite à jeter un grain de sel dans ce débat absurde pour partager mon témoignage d’amoureux de la langue arabe.
Et d’abord dissiper un cliché : on peut apprendre l’arabe sans aller à la mosquée, comme on peut apprendre le latin sans aller à la messe, où du reste le latin encore pratiqué par les intégristes n’est pas le plus classique. Et s’il m’est arrivé de lire des sourates du Coran pour admirer la beauté du récitatif, mon apprentissage a été intégralement laïc et… grammatical.
Mais commençons par le commencement : sans origines familiales arabes, sans avoir vécu dans ces pays, rien ne me prédisposait à me lancer dans cette aventure. Ou plutôt des voies détournées passant par le grand Nord, à l’occasion d’un séjour dans les Forces françaises en Allemagne. Le régiment que j’avais choisi pour mon service était le 1er Spahis, héritier de l’armée d’Afrique et des troupes arabes d’Afrique du nord, j’ai découvert qu’il y avait encore à l’époque deux Algériens et un Marocain et que les traditions y étaient restées fortes. D’où ma curiosité pour ce monde nouveau pour moi.
Revenu à Paris et démarrant à l’Agence France Presse au service Afrique-Asie, je m’inscrivis alors à Langues-O, qu’on appelle aujourd’hui l’INALCO pour Institut des langues et civilisations orientales. Mon choix s’est porté sur un apprentissage de l’arabe utilitaire et, parallèlement aux cours d’arabe classique pour les bases, j’avais opté pour deux dialectes moyen-orientaux, le syro-libanais et l’égyptien, dont on m’avait dit qu’ils étaient compris à peu près partout dans le monde arabe, grâce à la diffusion des feuilletons égyptiens et des chansons libanaises.
Les bases du classique m’ont été inculquées par Naïm Boutanos, un enseignant libanais dont la musicalité de la langue me reste encore dans les oreilles et qui nous lisait de la poésie arabe pour nous faire sentir la douceur de cette langue. En trois ans d’études menées parallèlement à mon travail de journaliste à l’AFP, j’ai un peu bâclé cette partie de l’arabe classique et le regrette encore, et je suis plein d’une sincère admiration pour des arabisants come l’ambassadeur François Gouyette qui participait à des concours de déclamation de poésies arabes lorsqu’il était en poste à Tunis.
Même rapide, l’apprentissage du classique m’a cependant ouvert des horizons lorsque j’ai constaté des similitudes avec la logique du grec et du latin dans la construction grammaticale, avec des déclinaisons parfaitement symétriques, complétées pour l’arabe par l’articulation des formes verbales autour de racines trilitères, un système d’une logique parfaite avec une grande richesse dans les nuances de sens.
Quant au dialectal, il m’a ouvert les portes de ce monde complexe que je découvrais à mon tour avec des idées simples. Dès la fin de ma première année, je suis parti en Syrie avec le précieux manuel de mon professeur de syrien, Jean Kassab, de Bloudane, dont chaque leçon était déroulée à la fois en français, en caractères arabes et en phonétique avec la prononciation locale pour permettre un usage concret, un peu comme une méthode Assimil ou Linguaphone. Leçons utilitaires autour de la vie quotidienne, des transports, des formalités, des formules de politesse, parfait pour voyager, faire ses courses ou trouver à se loger. La première phrase du manuel m’est restée gravée dans la tête : « šu fī bǝl barrād ? » - qu’y a-t-il dans le réfrigérateur ? Suivait une énumération des légumes, fruits, laitages, viande et poisson permettant de se faire comprendre, sauf homonymie et c’est ainsi qu’en commandant un œuf dur dans un petit restaurant à Damas je me suis retrouvé avec un plat de… couilles de mouton. Heureusement j’avais retenu aussi « l-būza šamiyye mašhūra bel ɛālam », « la glace de Damas est célèbre dans le monde », ce qui me permit d’aller chercher la fameuse glace à la pistache chez Begdach, au Souq el-Hamidiye.
Pour le dialecte égyptien, Mme Hedeya Charkaoui nous l’enseignait avec le manuel du Père Jommier qui utilisait une phonétique différente de celle de M. Kassab, ce qui ne nous simplifiait pas la tâche. Les dialogues étaient vivants mais un peu moins utilitaires, avec les premiers dialogues : « où est Ramadan ? Ramadan est en haut, Ramadan est en bas, etc. »
Et si l’arabe classique m’a donné un goût, à défaut d’une connaissance plus approfondie, de la littérature, de la science et de la culture arabes et de ce qu’elles ont échangé avec notre civilisation par des aller-retour au fil des siècles, de Byzance à Damas, de Damas à Grenade, de Grenade à Palerme et Florence, l’étude des deux dialectes m’a aussi montré la proximité de nos cultures et leur brassage à travers les générations. Un point qui m’a fasciné, et qui n’est pas seulement anecdotique, c’est comment la culture méditerranéenne a servi de pont à travers notamment la cuisine, l’égyptien étant riche de termes italiens comme l’italien et l’espagnol sont riches d’apports sémantiques et toponymiques arabes. Si on demande au Caire « laɧme batella maɛ bazella wa banadora », on retrouve facilement « carne di vitello con piselli e pomodoro » (de la viande de veau avec des petits pois et des tomates) avec comme dessert évidemment du « jilati »… Et si la culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié, je me félicite que la gourmandise m’ait conservé ces réminiscences linguistiques et culinaires !
Faute de temps et de vocation véritablement universitaire, je n’ai pas poursuivi au-delà de ces trois années à Langues-O ma découverte fascinée de l’arabe. Mais j’ai eu l’occasion de le pratiquer ensuite sur le terrain pendant trois autres années dans la région, et j’y ai souvent rencontré de vrais arabisants français, qu’ils soient diplomates comme François Gouyette cité plus haut, Régis Kotchet ou André Janier, mais aussi militaires et je veux citer mon premier directeur AFP au Caire, qui l’a été ensuite à Beyrouth, Georges Herbouze, ancien officier des affaires indigène (OAI) spécialiste du Maghreb comme militaire devenu comme journaliste spécialiste du Machrek. Mais je peux également citer un jeune militaire qui partageait mes cours à Asnières, Bernard Thorette, retrouvé plus tard alors qu’il commandait le 3e RIMa et qu’il était en 1991 le seul chef de corps de la division Daguet recevant sous sa tente les Bédouins rencontrés dans le désert saoudien pour leur offrir le café en arabe, avant de terminer sa brillante carrière comme chef d’état-major de l’armée de terre.
Mon témoignage est forcément subjectif donc partial, mais je veux l’adresser à ceux qui n’ont de l’arabe qu’une vision partielle et souvent caricaturale. Ceux qui ne perçoivent le monde arabe qu’à travers un seul pays ou à travers des épisodes douloureux de l’Histoire franco-algérienne et qui en ont forcément une perception incomplète, sur le plan de la langue comme de l’Histoire. Le monde arabe et sa culture sont d’une grande richesse et d’une très grande diversité, il n’est pas possible de rejeter par ignorance qu’il nous a apporté autant que nous lui avons apporté au cours des siècles. Ensuite ceux qui, également par mauvaise connaissance, assimilent l’arabe à la langue du Coran et pensent que pour maîtriser l’arabe il faut passer par la religion. Si le Coran reste une référence essentielle car il a structuré à un moment donné une langue dite classique, cette langue s’est toujours nourrie de poésie, de philosophie et de littérature et son apprentissage ne saurait se limiter à apprendre et réciter des sourates, aussi belles soient-elles pour beaucoup.
Pour ceux qui comme moi ont eu la chance de faire leurs « humanités gréco-latines », l’arabe en est le prolongement et la langue la plus proche à tous les points de vue. Le faire découvrir aux nouvelles générations, si l’on parle bien d’un enseignement laïc et littéraire, est un incontestable enrichissement aussi bien pour ceux qui sont en quête d’identité sur leurs racines que pour ceux qui, sans aucun lien personnel avec le monde arabe, peuvent bénéficier d’une clef de compréhension et d’ouverture sur un monde qui nous est si proche.
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