Je n’ai jamais eu envie d’écrire mes mémoires, il y en a trop en circulation… C’est la demande répétée d’étudiants et de chercheurs qui m’a incité à parcourir mes vieilles notes d’envoyé spécial au Moyen-Orient, mais sous l’angle spécifique de la communication, et à en faire ces quelques « journaux de marche ». Il était temps, avant que ne frappe Alzheimer, de remettre de l’ordre dans mes souvenirs.
Que les spécialistes n’y perdent pas leur temps : ils n’y trouveront rien qu’ils ne sachent déjà sur l’événementiel et l’explication politique, surtout pas les clefs d’une région que j’ai pourtant parcourue pendant des années, dont trois vécues à Beyrouth, pour la simple et bonne raison que ces clefs, je ne les ai pas trouvées moi-même. Et sur la région, beaucoup de livres ont été publiés sur les périodes et les crises que j'ai traversées dans les années 1980-90, par des gens ayant beaucoup plus de recul que moi. je recommande en particulier le riche et volumineux ouvrage de Robert Fisk, un monument: "La grande guerre pour la civilisation - L'Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005)".
En revanche, en relisant mes notes et en rafraîchissant mes souvenirs j’ai pu constater que le journaliste de terrain, le nez sur l’événement, n’en perçoit le plus souvent que des détails fragmentaires, sans atteindre la compréhension globale de ce qui se passe. Ce n’est pas une question d’objectivité ou de subjectivité, c’est juste la proximité immédiate des faits et des gens, une situation photographiée à l’objectif macro et non au grand angle. Et de ce fait, immanquablement, le reporter isolé peut passer "à côté" d’un fait important, ou se tromper complètement sur sa signification, d’où l’avantage de travailler en équipe. Mes souvenirs sont pleins d’erreurs d’interprétation et d’observations manquées, que je reconnais sans les masquer et qui m’ont incité ensuite à la plus grande modestie : oui, j’ai été parfois un très mauvais journaliste et j’assume tous mes "ratages", qui ont fait partie de mon apprentissage.
Ma chance a été de travailler alors pour l’école la plus rigoureuse, celle d’une grande agence de presse, l’AFP. L’agencier a, ou du moins avait à l’époque, la lourde responsabilité d’être le diffuseur d’informations brutes tout en amont de la chaîne d’information, celles sur lesquelles s’appuyaient tous les autres médias.
Un travail austère et d’autant plus ingrat que le travail de l’agencier était le plus souvent anonyme, seules les rédactions abonnées connaissant le nom des envoyés spéciaux et des correspondants des agences de presse. Mais un travail pour cela essentiel, avec des patrons qui nous enseignaient à ne jamais nous mettre en avant, à éviter d’écrire à la première personne, à tenter de disparaître derrière un pur factuel dûment vérifié en économisant les considérations personnelles. Ne pouvant citer tous ceux qui m’ont appris le journalisme pendant ces dix-sept années d’AFP, je veux rendre hommage à ceux qui m’ont le plus formé, Georges Herbouze, Michel Trichet, David Daure, Xavier Baron, Francis Lara…
Pour rendre ces souvenirs accessibles, j’ai choisi trois périodes critiques en reprenant mes dépêches d’agence, mêlées aux notes de service tapées au télex avec les innombrables fautes de frappe dues à des claviers infernaux et demandant une frappe physique, et accompagnées des quelques photos prises en marge de mon travail principal de journaliste de presse écrite. Je n’ai jamais été photographe, n’ai jamais été équipé pour, mais ai toujours apprécié de travailler aux côtés des reporters d’image qui ne peuvent pas tricher avec la réalité de ce qu’ils voient.
Et pour qu’ils soient encore plus accessibles, j’ai choisi la formule de l’autoédition qui, avec beaucoup d’inconvénients, me permet de mettre ces carnets de notes disponibles en format électronique à un "prix étudiant", la version papier semblant beaucoup plus difficile à obtenir mais je ne désespère pas de trouver des solutions techniques pour les rendre financièrement plus abordables (sur Amazon, le coût d’expédition est prohibitif et vient grever le prix d’achat). Mais pour quelques dizaines au mieux de lecteurs intéressés, je ne risquais pas d'intéresser un éditeur, d'où le choix de l'autoédition.
Ces trois périodes correspondent à des façons de travailler différentes aussi bien sur le plan du journalisme que de la technique de communication : j'ai vécu le passage des télex aux premiers ordinateurs portables, le passage des bonnettes acoustiques, à appliquer au combiné téléphonique, aux modems à synchroniser, les disquettes de mémoire souples puis rigides, les premiers appareils photo numériques, toute cette technologie qui a bouleversé les délais et a multiplié par cent les débits d'informations. Je n'étais plus journaliste pour assister à l'invasion des téléphones portables et des médias sociaux qui ont totalement bouleversé la pyramide de l'information...
Le premier carnet « Une victoire manquée » raconte le premier mois de l’offensive irakienne contre l’Iran en 1980 à un moment où les journalistes étaient totalement tributaires des communications locales, étroitement contrôlées par la censure militaire irakienne. Escortes de surveillance, déplacements sous surveillance militaire, contrôle des articles envoyés, expulsion manu militari des journalistes ayant enfreint les règles, le travail était difficile mais d’autant plus nécessaire qu’il n’y avait pratiquement pas de journalistes du côté de la révolution islamique iranienne. Et au bout d’un mois de cette mise en scène médiatique par le régime baasiste, et devant le refus des journalistes occidentaux de croire à la réalité de cette victoire-éclair qui n’avait pas eu lieu, les autorités irakiennes ont fini par remettre tout le monde dans les cars, direction Amman.
Le deuxième carnet, « Beyrouth en deuils » raconte ces semaines terribles de septembre 1982 qui vont de l’assassinat de Béchir Gemayel aux massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila. Une période sombre avec l’entrée de l’armée israélienne dans Beyrouth ouest, des combats qui n’épargnaient pas les civils et où le risque était partout, mais où les communications étaient parfaitement libres, entre télex et téléphone. Et quand les télex étaient coupés, il fallait trouver un téléphone fixe et dicter aux sténos à Paris, ce qui n’était pas une mince affaire. Les contraintes venaient alors des pressions psychologiques exercées contre la communauté des journalistes encore présents à Beyrouth ouest, leurs informations mises en doute à l’extérieur jusqu’à l’arrivée des correspondants israéliens qui les avaient confortés dans leurs récits et analyses. Le problème alors n’était pas tant de transmettre que de vérifier, les rumeurs allant plus vite que les informations vérifiées, depuis l’intox que j’avais lamentablement relayée d’un Béchir Gemayel survivant jusqu’aux polémiques sur le décompte macabre des victimes des camps palestiniens. Un épuisant travail de recoupement, d’authentification des sources, de vérification des scénarios sur le terrain, une épreuve autant morale que physique et j’ai eu la chance de la traverser entouré de toute une équipe de journalistes locaux et d’envoyés spéciaux.
Le troisième carnet, « Passant par Daguet », raconte le tournant d’une guerre où les interdits de la censure militaire vont être tournés par l’apparition des communications autonomes de type valise satellitaire Inmarsat, qui permettront aux équipes de CNN et de certains autres grands médias de s’affranchir des « combat pools » et de leur carcan de contraintes. Mais avec l’effet négatif que les médias les mieux équipés, les télévisions américaines, vont dominer la scène médiatique et orienter l’opinion envers et contre la réalité. Côté français, les difficultés nées de l’opposition du ministre de la défense Jean-Pierre Chevènement à la participation des troupes françaises et des consignes de discrétion données aux équipes de communication du SIRPA ne seront surmontées qu’avec le changement de ministre et la mise en place de structures de travail inspirées de la pratique américaine, avec l’immersion de journalistes dans les unités engagées en première ligne.
Ces expériences d'immersion ont été diversement vécues par les rédactions, surtout après la révélation par le général Schwarzkopf à la fin de ka guerre du Golfe qu'il avait manipulé les journalistes américains pour une vaste manœuvre de "déception" visant à faire croire aux Irakiens que la coalition allait attaquer par le littoral du Koweit. En France, la réflexion sur l'interface entre militaires et journalistes aboutira un peu plus tard à la création de la DICoD, et aux discussions avec la presse sur le statut du journaliste accrédité et sur le renforcement de l'association des journalistes de défense (AJD) comme interlocuteur privilégié du ministère. Mais c'est une autre histoire, qui nécessitera peut-être d'autres carnets de notes...
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