Je savais que Langues-O menait à tout, mais je ne savais pas qu’un jour je ferais ma première interview en Quijos, la langue d’une des communautés de l’Amazonie équatorienne. C’est l’Institut d’études avancées sur les inégalités de l’USFQ, Université San Francisco de Quito, qui m’a amené à cette expérience unique et parfaitement utile. Du reste je ne comprenais rien mais j’ai fait comme certains journalistes de télévision lorsqu’ils interviewent un homme politique sans rien comprendre en acquiesçant de la tête, mécaniquement, comme ces chats en plastique chinois qu’on voit remuer la patte dans les restaurants chinois. J’ai donc acquiescé en souriant, et il ne s’arrêtait plus !
Cheryl Martens, universitaire canadienne qui dirige cet institut, m’a associé l’année dernière aux travaux entrepris pour donner aux jeunes des communautés indigènes, principalement amazoniennes, les outils pour recueillir le patrimoine oral auprès de leurs anciens, de leurs familles et de leur communauté. Avec une double ambition : recueillir les légendes et traditions non-écrites, menacées d’oubli, et enrichir la connaissance des langues amazoniennes, tout aussi menacées. Une des exigences de ces communautés dans les mouvements de revendication en cours, l’un des dix points en discussion avec le gouvernement équatorien, est du reste le renforcement de l’enseignement bilingue, au profit des différentes langues amazoniennes à côté de l’espagnol.
Les premières séances du séminaire étaient faites en Zoom ce qui était pratique pour moi de l’autre côté de l’Atlantique mais tout autant pour ceux des participants isolés à l’orée de la grande forêt amazonienne. Mon rôle avait alors consisté à leur expliquer l’usage du téléphone portable pour enregistrer de petites vidéos, en axant l’effort sur la prise de vue, sa technique et sa préparation. Cette fois il fallait aller sur le terrain pour “apprendre aux indigènes à jouer du smartphone”.
Lors de ce nouveau séminaire "en présentiel" dans la région de Napo, sur les contreforts des Andes qu’il fallait d’abord traverser au milieu des crues et des glissements de terrain sur la route, il s’agissait de reprendre le cycle complet pour faire d’un jeune équipé d’un smartphone un vrai JRI, un journaliste reporter d’images : préparation du reportage ou de l’interview, apprentissage du portable pour effectuer la prise de vues dans de bonnes conditions, étude du vent et de la lumière, placement de l'intervieweur, et montage directement sur l’appareil avec un petit logiciel gratuit. J’ai pu leur redire l’importance de leur rôle comme « passeurs de mémoire » grâce au fait de recueillir par des moyens audiovisuels les traditions orales de leurs communautés. D’où leur importance d’apprendre à se servir d’un simple téléphone pour écrire de petites histoires en développant la technique d’enregistrement et celle du « story telling », afin que leurs petits reportages restent accessibles au plus grand nombre.
Un apprentissage qui a l’air anodin mais qui est donc essentiel pour ces communautés qui se sentent isolées, ignorées de la grande presse équatorienne et qui ressentent le racisme ordinaire de la population hispanique surtout au moment des grandes manifestations comme la dernière fin juin, lorsqu’ils lisent comme je l’ai lu dans la presse équatorienne que « des hordes de sauvages ont déferlé sur la capitale en pillant et saccageant »…
La présence à ce séminaire, en plus des jeunes Quijos, de plusieurs anciens, du maire de la commune Pedro Tanguila et même de la présidente de la communauté Quijos, Lourdes Jipa, témoignait de l’intérêt de ces communautés pour l’apprentissage des armes que représentent les médias sociaux, comme je l’avais écrit il y a deux ans dans « Les lanciers numériques », décrivant l’usage par les organisations communautaires indigènes des médias sociaux pour diffuser leurs messages et lancer leurs mots d’ordre et appels à manifester. à l'occasion "paro" d'octobre 2019.
Il y a deux jours, le quotidien « El Comercio » de Quito, de tendance libérale, publiait un long article sur « la stratégie de la CONAIE pour diffuser son message en s’appuyant sur les réseaux sociaux ». La CONAIE, confédération des nations indigènes de l’Equateur, a pris acte de l’hostilité de la presse nationale et recourt principalement à Facebook pour informer ses troupes et appeler aux rassemblement, dont le dernier fin juin dans la capitale à l’occasion de la grève générale. D’une manière étonnante, pour avoir suivi un certain nombre « d’amis Facebook » de ces différentes communautés depuis plus de deux ans, j’ai constaté que c’était devenu un outil ordinaire, même pour ces villages isolés qui n’ont ni route ni téléphone : comme les populations de cette proche Amazonie se déplacent souvent, les jeunes pour étudier en ville, les adultes pour commercer, s’équiper ou se soigner, chaque déplacement est l’occasion de reprendre contact avec les uns et avec les autres, et même s’ils manient mal l’espagnol pour les moins jeunes, ils échangent désormais dans leur langue – en Achuar pour mes amis du fleuve Pastaza.
L’idée promue par l’institut de l’USFQ de leur faire recueillir leur patrimoine culturel oral sans attendre de passer par les anthropologues leur est donc parfaitement accessible. Deux des professeurs présents, dont Antonia Carcelen Estrada, historienne et spécialiste de la littérature orale, et Fredi Grefa professeur de sociologie originaire de Loreto dans la région amazonienne de Coca, et spécialiste de « l’indigénité », leur ont expliqué qu’ils travaillaient ainsi à consolider leur identité, une chose qui est sensible pour eux et sur laquelle a insisté la présidente de leur communauté Quijos. A Loreto, rappelle-t-il, 80% de la population locale se considère Kichwa, l’une des communautés indigènes de ce pays. Si Fredi Grefa parle de plusieurs milliers de langues parlées en Equateur, il cite les prinpales familles qui se distinguent dans l’Amazonie équatorienne : Shuar , Achuar, Andoa, Shiwiar, Sapara, Huaorani, Tagaeri-Taromenane (les deux communautés encore « incontactées »), Seoya, Siona, Cofan et « Kichwa de l’Amazonie » (qui se distinguent des Kichwa des Andes).
Comme en passant aux travaux pratiques il fallait qu’ils fassent les interviews les uns des autres, j’en ai profité pour faire parler les moins jeunes, dont un historien qui m’a raconté la légende de sa famille qu’il tenait de son oncle, un très long récit très animé tout en Quijos, dont il a eu la gentillesse ensuite de me donner une version espagnole ! Puis on a parlé de la diffusion de leurs petites productions, de l’accessibilité de YouTube dont les liens peuvent ensuite être partagés sur d’autres médias, de WhatsApp, Messenger et bien sûr de TikTok, de tout ce qui fait l’environnement des plus jeunes.
Un séminaire court dans un travail de longue haleine. Mais une constatation intéressante : ces jeunes – et même les moins jeunes – qui se sentent souvent en infériorité pour parcourir les cycles d’études classiques en raison de leur mauvaise pratique écrite de l’espagnol, n’éprouvent aucun complexe à apprivoiser les moyens actuels d’expression orale et audiovisuelle dont ils perçoivent l’accessibilité et l’utilité immédiate, et qui leur donnent le sentiment d’être responsables pour leur communauté. Et pour les chercheurs de l’USFQ qui travaillent sur le patrimoine culturel amazonien, c’est de la matière brute qu’ils vont ainsi récupérer pour étayer leur connaissance des cultures et des langues de cette région amazonienne.
Et comme ces communautés sont nombreuses et qu’on commence à découvrir que les civilisations amazoniennes sont beaucoup plus riches et anciennes que ce que l’on soupçonnait, il y a certainement matière à d’autres séminaires de terrain…
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