Parmi toutes les images d’horreurs passées et de violences présentes qui affluent de Syrie et font désespérer du genre humain, il en est une qui révèle l’espoir de tout un peuple : l’afflux des réfugiés et l’embouteillage monstre aux postes frontière de Turquie, du Liban et de Jordanie. Et on a encore peu d’images des populations déplacées à l’intérieur du territoire syrien qui vont essayer de regagner leurs villages et leurs villes. Mais ce sont des millions de Syriens expatriés depuis des décennies qui redécouvrent l’espoir de revenir chez eux, opposants politiques, réfugiés économiques ou jeunes hommes échappant au service militaire. Beaucoup parmi les plus anciens exilés se sont intégrés dans les pays d’adoption et y fondé des familles, mais une majorité des dernières décennies se sont retrouvés dans des camps de réfugiés en Turquie ou en Jordanie, ou dans des conditions souvent inhumaines là où ils n’étaient pas les bienvenus et venant se bousculer aux frontières fermées de l'Europe.
Mon propos n’est pas de faire une analyse politique : le territoire est encore trop morcelé avec des présences militaires étrangères, l’opposition encore trop divisée entre milices rivales d’obédience, de confession, de parrainage trop divers pour qu’on puisse spéculer sur l’avenir de ce pays à peine libéré de 54 ans de dictature de la famille Assad, père, fils, épouses, frères, cousins, neveux… Mais un symbole est fort, celui de ce drapeau syrien qui remonte à l’indépendance de 1946, avec les trois étoiles pour les gouvernorats de Damas, Alep et Deir-ez-Zor, remplaçant le drapeau aux couleurs égyptiennes adopté par l’éphémère République arabe unie. Drapeau aux trois étoiles qu’on voit maintenant surgir partout, y compris dans certaines ambassades de Syrie aujourd'hui, et demain sur toutes.
C’est la grande différence avec l’Irak, où la dictature de la branche irakienne du Baas, celle de Saddam Hussein, a été renversée par une invasion militaire étrangère, anglo-américaine, laquelle a supprimé le parti, l’armée et la fonction publique en créant au milieu de ce vide abyssal un pouvoir faible et chiite, qui s’est rapidement retrouvé sous l’emprise de la révolution islamique iranienne. En Syrie au contraire, même si l’emprise iranienne a été massivement affaiblie par l’armée israélienne, mettant à genoux le Hezbollah libanais et bombardant les accès de l’Iran à la Syrie, et même si la Turquie a également joué un rôle essentiel pour armer une partie de l’opposition, les Syriens peuvent légitimement penser qu’ils se sont libérés eux-mêmes, et retrouveront la fierté nationale qui a toujours caractérisé ce pays, quel que soit le régime qui saura s’installer durablement.
Si les experts, vrais ou improvisés, glosent beaucoup sur le rôle des djihadistes les plus extrêmes, jouant à pile ou face sur l’évolution du nouveau leader du HTS Abou Mohammed al-Joulani, nom de guerre d'Ahmed Hussein al-Chareh, personne ne peut prévoir quelle sera l’issue du rapport de forces entre les différentes factions. Je note seulement que dans le brouhaha, c’est son nom qui ressort le plus souvent et il réunit un certain charisme, une assurance physique et un discours qui semblent le rendre acceptable bien au-delà de sa formation, d’autant qu’il a déjà des contacts avec les Kurdes, l’opposition démocratique, les minorités religieuses et même certains dirigeants militaires et administratifs de l’ancien régime – précisément ce que les Américains ont raté en Irak.
Mais je reviens sur les Syriens de la diaspora, une diaspora forcée. De même que les familles se pressent aux portes des prisons libérées, les exilés vont se presser aux portes de cette immense prison qu’a été la Syrie pendant un demi-siècle. Et plus que la dizaine de djihadistes français qu’on nous montre à la télévision paradant avec leurs kalachnikovs, ce sont ces milliers, dizaines de milliers puis centaines de milliers de Syriens qui vont rentrer pour reprendre possession de leur pays. Et plus tard certainement une grande partie des millions d’exilés. C’est le grand retour qui a commencé.
Le pari c’est bien sûr de revenir dans un pays en ruines, sans ressources, où l’économie dévastée totalement tournée vers les dépenses militaires (tiens, ça rappelle la Russie…) va avoir du mal à se relever. Mais c’est sous-estimer les atouts de la diaspora, où beaucoup se sont formés à l’étranger (l’Allemagne dit déjà craindre le départ des médecins syriens, il y en a beaucoup en France parmi les urgentistes). Et si cette diaspora n’est pas forcément riche, il n’est pas absurde de penser que les pays du Golfe, Arabe saoudite en tête, voudront consolider un régime mettant fin à « l’arc chiite ». Et peut-être aussi investir sur un marché de potentiellement 25 millions d’habitants au lieu des 15 millions actuels, si les exilés reviennent.
L’optimisme est une drogue, j’en conviens. Mais c’est l’autre nom de l’espérance, qui est une vertu. Et quand on connaît la Syrie, sa profondeur historique, sa richesse culturelle et surtout son fabuleux potentiel humain, on ne peut que cultiver cette espérance : Damas et Alep ont plus de 2.000 ans d’âge, ont survécu à toutes les invasions et toutes les destructions. Les Syriens ont cette particularité, et ça leur est parfois reproché par les archéologues “classiques”, de restaurer leurs vestiges antiques au point de les reconstruire. Comme ils l’ont fait pour la citadelle d’Alep, le Krak des chevaliers, le château de Saladin, ils relèveront les ruines de Palmyre, de la mosquée d’Alep et bien d’autres sites dévastés, avec évidemment une aide de l'UNESCO et de la communauté internationale.
Cet espoir, les Syriens le portent en eux, au moins tous ceux que je connais. Arrêtons de nous focaliser sur les images les plus horribles et cherchons dans tout ce qui circule celles de joie, celles des jeunes qui circulent librement, celles de ces foules qui se pressent aux frontières, impatientes de rentrer et qui vont être l’élément déterminant dans l’évolution du pouvoir. Quant aux volontaires étrangers venus faire le djihad, il semble que le HTS ait déjà commencé à les écarter, comme il déclare rejeter toute ingérence étrangère.
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