L’artiste chinois Liu Bolin, connu pour son art de “se fondre” dans le paysage en se peignant lui-même, a offert à l’Italie une exceptionnelle démonstration de son talent et de sa sensibilité en se fondant dans les paysages et les monuments célèbres de Vérone, Venise, Milan, Pompéi, Rome et Caserte : c’est l’exposition “The invisible man” qui se termine malheureusement le 1er juillet prochain à Rome.
Sur deux niveaux à l’intérieur du monument à Victor-Emmanuel, le Vittoriano, Liu Bolin effectue comme tous les artistes classiques son “Grand Tour” de l’Italie de l’art antique et des palais et emmène le visiteur à travers les images du Colisée, de la Scala de Milan, du Palais royal de Caserte, du Pont Saint-Ange à Rome, de la Villa des Mystères à Pompéi, etc. Chaque fois il s’intègre totalement et disparaît littéralement, d’où un jeu de mots sur “fade in Italy”.
Mais l’originalité de cette exposition, organisée par Raffaelle Gavarro, vient de ce que chaque photo-tableau a été réalisé pour l’exposition avec une vidéo pédagogique expliquant le “making of” et une présentation des costumes endossés par l’artiste pour jouer au caméléon. C’est sans doute la première fois qu’il révèle le détail de sa technique et l’on peut constater la somme de travail que représente chaque création comme ici sur le pont de Castelvecchio à Vérone.
Grâce au soutien de sponsors dont les assurances Generali, Trenitalia et la région du Latium, mais surtout avec l’engagement de la société Arthemisia et de la galerie d’art BoxArt de Vérone qui lui ont fourni les moyens techniques, l’artiste a parcouru la péninsule, pour lui “le berceau de la culture”, avec toute une équipe d’assistants dont le travail a été filmé en détail. On voit ainsi Liu Bolin arriver au Colisée de Rome, faire des repérages pour le cadrage et son emplacement, placer un assistant à la place qu’il imagine pour lui-même afin de régler la mise en scène, prendre des repères avec un appareil photo et avec l’aide de signes graphiques dessinés sur les vêtements de toile qu’il va peindre, et préparer ainsi son “habit de lumière”.
Une fois peint le costume à la ligne près, en soignant les couleurs et l’éclairage pour qu’ils soient exactement le reflet de la réalité à un moment donné, Liu Bolin enfile ces vêtements alourdis par la peinture, puis se fait peindre le visage et les cheveux par ses assistants, avant d’aller se mettre en place en suivant les indications du positionnement millimétrique qu’il a calculé auparavant. Travail encore plus délicat réalisé devant le pont du Rialto, à Venise, avec les lumières changeantes sur l’eau du Canal grande.
Travail également superbe pour se fondre dans la salle du trône du Palais royal de Caserte, en respectant la perspective, et de même pour poser devant la Pauline Borghèse de Canova, avec un premier plan en marbre blanc et un arrière-plan plus lointain en faux marbre d’une paroi en trompe-l'oeil. L’équipe italienne qui l’assistait était visiblement composée de techniciens également artistes… Mais avec humour, l’artiste s’intègre aussi dans ce qui pour lui fait l’Italie : les voitures Ferrari, les devantures des magasins de fruits et légumes et les kiosques à journaux, ce qui fait à la fois le quotidien et la qualité de vie des Italiens.
Liu Bolin, qui explique dans une interview filmée qu’il a étudié la sculpture et enseignant l’art à l’université de Pékin, a exploré cette technique mêlant photo, peinture et autoportrait après que son atelier eut été détruit en 2005, dans le quartier d'artistes de Suojia Village à Pékin. Ses premiers photos-tableaux étaient une manifestation, pour figer dans le temps quelque chose qui allait disparaître.
Il a ensuite travaillé sur les paysages chinois, entre tradition, politique et modernité, comme ici avec la Grande Muraille et la Place rouge. Artiste d’avant-garde et comme tel contestataire, il arrive à créer un mélange d’humour, de dérision et de provocation. “Le civil et policier” peut ainsi se lire comme l’impossibilité pour la police de se saisir de l’artiste ou de sa pensée créatrice. Sa philosophie est celle du caméléon et de tous les insectes et animaux, serpents, cafards, gekkos, qui se cachent pour survivre : "le caméléon a la prérogative extraordinaire de changer de couleur pour se fondre dans la couleur du décor comme une forme d'auto-protection. Les êtres humains ne sont pas des animaux parce qu'ils ne savent pas se protéger..."
Devenu un artiste de stature internationale, Liu Bolin a promené ses appareils et ses pinceaux dans le métro de Londres, dans les grandes capitales, potraiturant pour l’occasion de grands couturiers comme Jean-Paul Gaultier (ci-dessous), Albert Elbaz, Angela Missoni ou Annie Leibovitz, et le résultat est aussi étonnant.
Et pour rappeler qu’il est un artiste engagé, reflétant la réalité du monde contemporain dans sa diversité et sa complexité, il a consacré la fin de son exposition au thème des migrants, encore plus présent dans le quotidien italien que n’importe où ailleurs, avec plusieurs tableaux mettant en scène des migrants devant des chalutiers ou étendus sur une plage, et bien sûr camouflés dans le paysage.