C'est un petit groupe de passionnés, Français et Cubains, qui se sont regroupés pour fouiller et valoriser les empreintes croisées qui, depuis cinq siècles, unissent les deux pays, les deux peuples et les deux cultures. Sous leur impulsion, l'association « Empreintes/Huellas – Cuba/France » a vu le jour en 2017 et ses groupes ont commencé à défricher un terrain archéologique particulièrement riche.
Invité à les rejoindre, j'ai participé à une passionnante réunion de travail à l'Alliance française de La Havane, ce qui m'a permis de découvrir les ambitions généreuses et le parcours original de ces Français installés à Cuba depuis des années et de ces Cubains francophones liés par choix à la culture française.
La démarche est simple mais le travail de recherche considérable : la présence de la France à Cuba s'étend sur plusieurs siècles, pratiquement depuis les origines de la colonie espagnole, depuis les pirates français réfugiés sur les côtes cubaines aux corsaires français venant assiéger, piller et parfois détruire les forteresses espagnoles – en concurrence avec les marins anglais et hollandais – et au flux important de Français de toute condition sociale qui ont fui les soulèvements d'Haïti dans les années 1790 et marqué de leur influence la ville de Santiago. Le dernier médecin de Napoléon François Antonmarchi a quitté Sainte-Hélène avec le masque mortuaire réputé le seul vrai de l'Empereur, et s'est établi à Santiago où il est enterré après s'être fait une réputation comme ophtalmologue. A partir de ce masque mortuaire et grâce à un collectionneur cubain du début du 20e siècle, le musée Napoléon de La Havane est l'un des plus riches du monde, et à Cuba on maintient un attachement fort à Bonaparte, comme héritier de la révolution de 1789 et porteur des Lumières.
Plus récemment, des grands noms de la littérature, de la philosophie, de la science et des arts français ont manifesté un intérêt pour Cuba après la révolution de 1959, dont Jean-Paul Sartre (jusqu'à sa rupture avec le communisme), André Voisin, Régis Debray et de nombreux chanteurs.
Mais nombreux sont aussi les Cubains qui ont participé à la culture, la politique et la vie française. La famille Heredia est la plus connue, avec le poète José-Maria de Heredia que tous les lycéens français ont appris par cœur, neveu de son homonyme révéré comme un grand poète cubain et cousin de Severiano Heredia, président du Conseil de Paris en 1879, député en 1881 puis ministre des travaux publics du gouvernement français. Nombreux sont aussi les écrivains comme Alejo Carpentier, écrivain cubain fils d'un architecte français et d'une professeur de langues d'origine russe, qui a marqué la littérature hispano-américaine et qui a noué des liens profonds avec Paris où il a été conseiller culturel et où il est décédé, mais aussi les peintres et les musiciens. En particulier, les orchestres cubains ont joué un rôle symétrique et presque équivalent à celui des jazz band américains dans le Paris festif des années 1920, avec une influence significative sur la musique et la mode en France.
Les traces de ces liens croisés, les empreintes fortes laissées dans chacun des deux pays jusqu'à un certain métissage culturel et artistique, méritent d'être mieux connues car elles révèlent que l'engouement des Français pour Cuba n'est pas un simple exotisme touristique, le mélange réussi du soleil, de la rumba et du mojito, ni encore moins un romantisme superficiel réduisant la figure de Che Guevara à la photo iconique de Korda que l'on retrouve sur tous les T-shirts des boutiques du monde entier jusqu'à saturation. Cet engouement répond à quelque chose de plus profond, une résonnance entre les deux cultures avec parfois le même goût pour la liberté et l'insurrection, pour les « lumières » en général, une latinité universaliste où le sentiment est aussi fort que la raison, où le combat est plus important que la victoire
Pour toutes ces raisons et bien d'autres encore, les amoureux de Cuba sont parfois séduits jusqu'à y prendre racine et constituer une petite communauté de Français unis par une même sympathie séculaire, par une même envie de retrouver ces racines communes.
Les premiers adhérents à « Huellas/Empreintes – Cuba/France » ont ainsi entrepris un vaste programme de recherches : recensement des travaux du révolutionnaires José Marti, car il a beaucoup écrit sur la France et les idées françaises, étude de la vision de José-Maria de Heredia (le jeune), recherches biographiques et bibliographiques, les premiers travaux sont prometteurs. Cette association n'est pas concurrente d'autres structures consacrées aux relations d'amitié franco-cubaines, notamment parlementaires. « Huellas/Empreintes » se situe hors de la sphère politique et de l'actualité mais choisit d'éclairer une histoire commune entre France et Cuba qui a un riche passé et un grand avenir.
Ouverte aux Français et aux Cubains désireux de s'associer à cette fertilité croisée, l'association a pour ambition de provoquer des coopérations dans tous les domaines, littérature, beaux-arts, musique et danse mais aussi coopérations dans le domaine des entreprises françaises déjà présentes à Cuba et en encourageant celles qui se préparent à s'y implanter. L'association est déjà mobilisée pour accompagner tous les évènements pouvant contribuer à rapprocher les deux pays, comme le mois de la France à Cuba ou les évènements liés au livre et à la francophonie. Mais elle envisage également de susciter, comme elle a déjà commencé à le faire en 2017, des colloques et rencontres, des initiatives associant universitaires, artistes, étudiants et journalistes, afin de participer à une meilleure connaissance réciproque entre Français et Cubains. D'où l'importance d'un noyau fondateur formé d'experts et de très bons connaisseurs de cette réalité duale.
Pour Jacques-François Bonaldi (ci-dessus à gauche), fondateur et premier président du groupe, c'est la littérature qui l'a fait plonger dans la Cubanité. Ecrivain et poète hispanophone, il entre d'abord en contact avec des écrivains latino-américains comme le diplomate et écrivain guatémaltèque Miguel-Angel Asturias, très lié à la France et qui est du reste inhumé au Père Lachaise, avant d'être engagé à Cuba comme traducteur officiel, d'abord de l'OSPAAAL (organisation de solidarité des peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine) puis de devenir celui de Fidel Castro avec la lourde tâche de traduire pendant des années ses discours parfois très longs... Resté écrivain et passionné de littérature, il est devenu un de ces « Martiens » qu'on rencontre nombreux à Cuba mais dont il est sans doute le seul Français, il s'agit des spécialistes de l’œuvre et de la pensée de José Marti, le père de l'indépendance cubaine auquel les Cubains vouent un véritable culte. Jacques a traduit nombre des œuvres de Marti encore non publiées en Français, et en a fait un catalogue exhaustif.
Même chose pour Iradia Espada, traductrice elle aussi mais dans le sens français-cubain, passionnée de littérature française : elle a pendant douze ans été bibliothécaire à la Casa Victor Hugo de La Havane, un lieu où se retrouvent Français et Cubains francophiles. La Française Monique Peinchau, après une carrière au Crédit Lyonnais, a décidé de changer de vie en 1995, appris l'espagnol puis, après un premier projet d'installation au Pérou, elle est finalement venue à Cuba où parmi ses activités elle a été l'animatrice d'une initiative qui a connu un grand succès auprès des jeunes et des enseignants cubains, « Chantons et jouons en français ». Avec son compagnon Gérard Verleye, connu au Crédit Lyonnais, elle est devenue la cheville ouvrière de cette association en assurant le difficile travail de contact et de relance auprès des possibles adhérents et sympathisants. Maïté Chauveton, qui a connu Cuba au lycée en France à travers un professeur d'espagnol, est arrivée en 1978 dans ce pays qu'elle n'a plus quitté, et se sent aussi Cubaine que Française. Michèle Claverie, Toulousaine, a découvert Cuba en 1985 et a créé en revenant à Toulouse « les amitiés franco-cubaines à Toulouse ». Pour finalement s'installer elle aussi à Cuba à partir de 1988, devenant traductrice et venant enrichir cette petite communauté de Français.
J'ai gardé le meilleur pour la fin, l'incontournable Xavier d'Arthuys (ci-dessus à gauche, avec le directeur de l’Alliance française) qui non seulement a été en poste comme attaché culturel à l'ambassade de France à La Havane, mais a réalisé ou publié plusieurs documentaires et publications sur Cuba et Fidel Castro. Il fait la navette depuis trois décennies entre les deux pays et surtout entre les milieux cinématographiques, grâce en particulier à une connaissance historique et exceptionnelle de l'ICAIC, l'Institut cubain de l'art et de l'industrie cinématographiques.
Quant à moi, si ma connaissance de Cuba est ancienne, car elle remonte à 1968, elle est plus sentimentale qu'érudite et si j'ai rejoint cette jeune association c'est surtout parce qu'elle avait besoin d'un représentant résidant en France pour être une association de loi 1901. Mais l'enthousiasme de ses membres est contagieux, et le fait de participer à entrouvrir une porte supplémentaire me parait un défi superbe. Donc à suivre...