Cette page est le deuxième volet d'un témoignage désormais très ancien sur la guerre du Golfe, vu d'Arabie saoudite où j'étais alors envoyé de presse pour l'AFP de janvier à début mars 1991. Le premier volet, "guerre médiatique et offensive aérienne", sera mis en ligne ultérieurement.
AVEC LES SPAHIS DANS LE DÉSERT ARABE
17 février 1991 - Les soldats français placés en première ligne, au Nord du désert saoudien, sont prêts à partir à l'attaque à n'importe quel moment, affirme le colonel Michel Barro, commandant le 1er Régiment de Spahis. Ce régiment, stationné à Valence (Sud-Est de la France), est arrivé fin septembre en Arabie saoudite. Depuis plus d'un mois sur ses positions actuelles à l'avant du dispositif allié, avec 800 hommes, dont 650 hommes du rang engagés, il n'a pas cessé depuis lors de s'entraîner, jour et nuit, à l'éventualité d'une offensive (c - Photo ECPAD).
"Mes hommes sont totalement mobilisés et n'attendent qu'un ordre pour se mettre en mouvement", souligne le colonel Barro en recevant dimanche le pool de presse de l'armée française. Même si personne ici ne connaît encore le jour et l'heure de l'engagement terrestre, assure-t-il, les Spahis ne seront pas pris de surprise.
"Ce sont tous des engagés, 23 ans de moyenne d'âge, certains n'ont pas six mois d'armée et, malgré les cinq mois passés dans ce désert pas très confortable, qui leur a donné l'expérience du sable, de la poussière et du froid, ils gardent le sourire", ajoute-t-il. "Aujourd'hui comme hier, le régiment et toute la division Daguet sont prêts à partir. Il suffira de dire : en avant ! et en quelques heures tout sera parti", insiste le colonel.
Dimanche matin, la tempête de sable qui s'était abattue sur la zone depuis trois jours s'est enfin dissipée, chassée par une petite pluie intermittente qui plaque la poussière au sol. La visibilité est revenue, le silence a succédé au sifflement du vent de sable, on entend comme des coups de tonnerre, mais ce n'est pas l'orage. Vers le Sud, des tirs d'entraînement d'un régiment d'artillerie ami. Vers le Nord, le bruit étouffé du pilonnage des positions irakiennes par l'aviation alliée. Très haut dans le ciel, des avions survolent la zone, invisibles au-dessus des nuages, dans un grondement sourd.
"Vendredi, raconte l'adjudant D, du 2e escadron, lorsqu'on a entendu à la radio la proposition irakienne, on a cru que la guerre était finie. Puis on a vu passer, se dirigeant plein Nord, deux B-52 américains. On a cru qu'ils n'étaient pas au courant, puis on a compris que rien n'avait changé".
Le pilonnage des positions irakiennes, ils en sont les spectateurs, aux premières loges : "de jour on ne voit rien, c'est trop loin, mais de nuit, ça fait comme des couchers de soleil", commente un maréchal-des-logis qui plaint les soldats irakiens terrés dans leurs positions : "ça fait un mois qu'ils sont bombardés, dans ce terrain plat et sans abris cela doit être intenable".
Mais tout ça est loin, à plusieurs dizaines de km plus au Nord, au-delà de la frontière qu'on ne distingue pas à l'œil nu, mais sur l'écran d'une caméra thermique Castor qui "voit" au-delà de dix kilomètres.
Dans les premières lignes françaises, malgré la tension perceptible qui accompagne l'attente, l'atmosphère reste encore très calme. Ceux des hommes qui ne sont pas de garde ou de patrouille lavent leur linge, rangent le bivouac, s'occupent de la mascotte, un mouton de trois mois baptisé Youssouf.
"On fait aussi des échanges avec nos voisins américains, ils viennent voir nos douches de campagne parce qu'ils n'ont pas l'équivalent", indique le capitaine commandant le 3e escadron. En face, aucun signe d'activité des Irakiens, même pas de déserteurs. Les Spahis ont des consignes très strictes à ce sujet : "laisser venir les groupes de soldats ennemis, ne pas aller à leur rencontre, attendre qu'ils déposent leurs armes". Retranchés au ras des crêtes, le canon des AMX 10-RC dépassant à peine, ils montent la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
En cas de rencontre avec des soldats irakiens, le commandement leur a distribué un petit lexique franco-arabe donnant les expressions les plus usuelles du champ de bataille: "n'approche pas – la’ taqtarib", ou bien "j'ai faim, j'ai soif, je veux manger".
Dernier régiment de "l'Armée d'Afrique", le 1er Spahis n'a malheureusement pas conservé ses traditions arabes, et n'a dans ses rangs pratiquement plus d'arabophones, au moins pour les dialectes du Machrek. Créés lors de la conquête d'Algérie en 1830 par le légendaire Youssouf, officier musulman rallié à la France et qui finira général et Français, les Spahis furent formés en escadrons indigènes en Algérie, Tunisie et Maroc.
Héritier du 1er Régiment de Marche des Spahis marocains (RMSM), créé par le général Lyautey en 1912, le 1er RS est déployé en Syrie au début de la guerre de 1939. Un escadron rejoindra parmi les premiers la France Libre, combattra en Erythrée, en Tunisie (dans les rangs de la 1ère Division Française Libre - 1e DFL) et fera toute la campagne de la 2e DB, la Division Leclerc, au sein de laquelle il sera le premier à entrer en 1945 dans le "nid d'aigle" d'Hitler à Berchtesgaden, comme régiment de reconnaissance.
Entièrement professionnalisé en 1984, ce régiment, formé d'un millier d'hommes avec 36 blindés AMX 10-RC et 12 Véhicules de l'avant blindé VAB à missile anti-char Hot, fait partie de la 6e Division légère blindée, fer de lance de la Force d'action rapide.
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18 février
Retour au régiment. pour une "immersion", première expérience décidée par le ministère de la Défense.
- 11 h : Accueil bref mais cordial du colonel Barro. Je demande à retrouver "mon" peloton, le 1er peloton du 1er escadron, traditionnellement le meilleur. Accordé ! Le capitaine Bernard Guiteras, qui commande le 1er escadron, m'emmène dans son VAB de commandement.
Avant de me déposer, il doit effectuer une reconnaissance des positions futures sur le terrain. Le VAB file en ondulant au-dessus des trous, grinçant comme un vieux bateau sur les vagues. Sans points de repères dans ce désert monotone, le véhicule se dirige comme un navire grâce à un "Navtrack" qui lui donne sa position à 50 mètres près.
C'est le maréchal-des-logis Peter V, 27 ans, opérateur-radio, à l'arrière dans la cabine, qui donne au conducteur les corrections de cap, sans rien voir du terrain, tandis qu'à côté du conducteur le chef de bord s'occupe de la conduite tactique. Navigateur au conducteur, par interphone, "en avant à gauche, 2 kilomètres". L'engin tourne légèrement, docile aux instructions du satellite.
Collée au plafond du VAS, la lettre d'encouragement de la maternité Massilia que nous avait montrée le colonel Monier-Vinard à Ryad, avec les "bisous des grands" tracés au rouge à lèvres : Virginie, Roxane, Audrey, Marine, Olivier. Le radio-navigateur, le MdL Peter V., se dit étonné de l'afflux de courrier : "les gens nous écrivent qu'ils sont fiers de nous, ils nous envoient des gâteaux, des confiseries, c'est très agréable, on ne s'attendait pas à un tel élan de solidarité".
- 12 h : le VAB fait à présent le tour des pelotons. Le capitaine donne ses consignes de vive voix - silence radio de rigueur à proximité des lignes adverses - et distribue le courrier. On ne découvre les positions des pelotons qu'en arrivant dessus, car tous sont enterrés et les véhicules masqués par des voiles couleur sable.
- 13 h : Arrivée au premier peloton, celui du lieutenant Patrice Rocolle, 28 ans dont sept au régiment. Trois AMX 10-RC (qui ne s'appellent plus Timok, Malik et Okkida comme autrefois les Engins blindés de reconnaissance EBR de P-1 lorsqu'il était à Spire, mais Andans, Abruzzes et Artois), trois jeeps P4, une camionnette.
Chaque équipage d'AMX (chef d'engin, tireur, chargeur, pilote) a installé son bivouac à proximité du blindé, posté à défilement d'observation derrière une ligne de crête. Juste en face, enfin !, la falaise irakienne.
Un obstacle qui pour eux a pris les dimensions d'un mythe, car elle domine le paysage. Invisible par vent de sable, parfois simple ligne grise, elle prend au lever et au coucher de soleil, éclairée par la lumière rasante, des proportions inquiétantes. Va-t-il falloir la prendre d'assaut ?
En une demi-journée de travail, chaque équipage a creusé dans le sable un abri d'1,60 mètre de profondeur, recouvert d'une bâche, assez large pour que les quatre hommes puissent dormir, manger, se reposer ou écrire à l'abri du vent de sable.
Chaque abri a une petite chaufferette au kérosène. Certains ont des banquettes creusées dans le sable, des niches pour les bougies. Installation avec l'équipage du chef de peloton: Franck le tireur, Philippe le pilote, Patrice Ph., le chargeur, ils ont 23 ans de moyenne d'âge comme le reste du régiment.
Menu du déjeuner : pommes à l'eau, terrine de faisan, foie de canard du Périgord, Emmenthal, chèvre artisanal de Lyon. L'ordinaire des rations est considérablement amélioré par les colis-cadeaux. Dans l'équipage d'à côté, salade de riz aux légumes frais, viande en boîte. Boissons : Pepsi, Fanta, bière saoudienne.
Pour les photos, je suis obligé de leur demander de faire disparaître le Pastis, le Bourgogne, le Whisky et le Cognac qui encombrent la table. C'est le plus grand secret opérationnel de l'opération Daguet : les paquets envoyés par les Français révèlent une solidarité "active", car ils sont pleins de pâté pur porc et de bouteilles d'alcool.
Tout le monde a joué le jeu, la Poste, le commandement de la Division et même les Saoudiens, à condition qu'ils n'en sachent rien. La règle étant qu'il ne faut pas que ça se dise, ou qu'un imbécile de journaliste croie faire un scoop en montrant un saucisson, sous peine de tout arrêter... Message reçu, fort et clair !
Quant au pain, il y a du pain frais français, ou les biscottes des rations américaines, meilleures que celles des rations françaises. "On fait des échanges de rations, mais moins qu'avant parce que toutes les unités américaines du secteur viennent nous refiler les leurs, et les nôtres, on n'en a plus assez pour nous", explique Franck. Dans les colis, beaucoup de livres aussi. La femme du lieutenant lui a envoyé un Agatha Christie : "Rendez-vous à Bagdad".
Après déjeuner, on profite du calme pour faire la lessive et faire sécher le linge sur les canons, avant le prochain vent de sable. Un seul homme assure la garde. Mais ce n'est pas une attente statique, à tour de rôle les pelotons effectuent des patrouilles à l'avant de leur zone, pour prévenir des infiltrations de soldats irakiens et reconnaître le terrain d'un éventuel engagement.
- 15 h 30 : Deux violentes explosions au Nord, puis un avion qui repart très haut vers le Sud. Un bombardement allié, évidemment, mais très loin car on ne voit aucune fumée.
- 16 h 30 : Par rotations, les équipages vont au peloton d'échelon (entretien) où est installée la douche de l'escadron, un système qui, comme les rations, vaut aux Français la visite des voisins américains. Un bac réservoir souple, une pompe, un brûleur à kérosène, enfin une cabine avec cinq pommes de douche. Une installation qui peut se démonter "en une demi-heure, de nuit et avec l'ANP", assure le responsable.
Un Spahi sort tout nu de la douche en criant: "plus d'eau !". C'était le dernier de la journée. L'équipage du lieutenant Rocolle doit faire demi-tour, déçu. Il faudra revenir demain. L'AMX 10-RC repart en avalant les bosses, grâce à la suspension hydraulique. Retour aux positions du peloton.
L'équipage se débarbouille avec les moyens du bord : une minuscule cuvette en plastique, un bidon d'eau, on se savonne à poil en plein désert, pas besoin de cabine. "La seule chose à éviter, c'est de se retrouver mouillé en plein vent de sable". L'air est frais, l'eau aussi. Quand on est propre et rhabillé, il faut encore se relaver les pieds pour enlever le sable, comme à la plage.
- 17 h : On entend sur une radio anglaise, ou américaine, le général Daniel Gazeau annoncer en anglais que les troupes françaises sont toujours prêtes à passer à l'offensive, mais qu'une offensive peut aussi bien être arrêtée en cas de développement diplomatique. C'est toujours le chaud et froid. Le ciel est calme depuis presque deux heures et commence à rosir dans le soleil couchant. Un vrai paysage de vacances. Le seul moment où le désert devient grandiose. Dans la tourelle du 10-RC, le tireur vérifie les obus, les instruments, pendant qu'il fait encore jour. La préparation du combat fait partie des gestes de routine.
Derrière des sacs de sable, face aux falaises roses de la frontière irakienne, la sentinelle s'emmerde. Le tireur, Franck, commence à se raser dans le rétroviseur de l'engin. Se laver, c'est comme dormir, on fait ça par anticipation, au cas où on n'aurait pas le temps ensuite.
- 18 h : Réunion des chefs de peloton autour du VAB du capitaine, qui explique les opérations à venir sur une carte d'état-major. "Nous sommes à G moins trois" - "G" comme Ground, engagement terrestre, sans doute. "En cas d'interruption du compte à rebours, il faudra repartir de G moins trois, compte tenu du planning de la phase préliminaire. Mais pour l'instant, on y va ! Donc sauf miracle de dernière minute, voici les dispositions à prendre".
Sur la carte, un mélange de vallée du Rhône et de littérature française: "Natchez, Nîmes, Orange, Valence, Clèves - le terminus". Les noms de code des objectifs sonnent très peu irakien. Face aux cartes d'état-major de cette portion du désert irakien au Nord de l'Arabie saoudite, le capitaine détaille les opérations à venir : nature du terrain, positions de l'ennemi, objectifs de chaque escadron, déroulement de la manœuvre. Les cinq chefs de peloton, sans commentaire, prennent des notes.
Suit un point particulier : comment traiter les Irakiens. Le capitaine rappelle qu'il faut respecter les Conventions de Genève et ajoute : "pendant la dernière guerre nous avons respecté les soldats allemands. Ici, c'est pareil".
La nuit est tombée, retour aux positions. La jeep roule doucement, tous feux éteints. Il faut suivre les petits tas de pierre qu'on fait pendant la journée pour baliser les pistes. A certains moments, on doit se pencher dehors pour apercevoir le prochain tas de pierre.
Le lieutenant fait le tour des équipages : "les gars, cette fois ça y est, il faudra se préparer ; demain on remballe, les pleins, etc., etc." Pas d'émotion particulière chez tous ces jeunes Spahis.
- 20 h : dîner dans l'abri, à la bougie. Menu : thon andalouse chaud, pâté de lièvre, pâté de canard au poivre vert. "Depuis Noël on n'arrête pas de manger du pâté ou du foie gras, c'est génial". La discussion est décontractée. Les hommes essaient d'en savoir plus. "C'est pour bientôt ? - Oui maintenant c'est bientôt - Ah bon..." Patrice Ph., le chargeur, reconnaît: "oui nous sommes décontractés, je ne sais pas si c'est de l'inconscience, parce que nous ne nous rendons pas compte. On verra bien demain !" Pour l'instant, chacun prépare son. sac de couchage. Le lieutenant s'installera le dernier, tout à l'heure, après avoir allumé le chauffage au kérosène.
- 22 h : Dernière tournée. La lune s'est couchée mais le temps est clair. On voit des milliers d'étoiles, toute la voie lactée. Au Sud, des lumières rouges clignotantes : des hélicoptères. Avions et hélicoptères ne coupent leurs feux de position qu'en franchissant la frontière irakienne. Très haut, des quadriréacteurs grondent, sans lumières. Ce ne sont pas des bombardiers, plutôt des AWACS.
La sentinelle a des jumelles à intensification de lumière, qui permettent de voir à 2.000 mètres. Mais le plus étonnant c'est la caméra thermique qui équipe le 10-RC du chef de peloton. En pleine nuit, on distingue parfaitement toute source de chaleur à dix kilomètres à la ronde, un oiseau ou un chien à trois kilomètres. Ce soir, c'est une minuscule souris, invisible à l'œil nu, qui détale à cent mètres devant le blindé, parfaitement visible sur l'écran. Quant au paysage, il est d'une netteté parfaite.
- 22 h 15 : Tout le monde est au lit, sauf la sentinelle. Une par équipage, et par tours successifs. Les autres dorment bien au chaud, la nuit est étonnamment tranquille pour une avant-veille de troisième guerre mondiale. Une seule fois seulement, dans le lointain, des bruits d'avion et des explosions étouffées, sans doute des bombardements à l'intérieur des lignes irakiennes, car il n'y a rien d'autre....
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19 février
- Réveil à six heures. On se réveille tout étonné d'une nuit si paisible, dans un silence aussi épais. Les pilotes vont faire chauffer les moteurs des engins, le bruit des moteurs se répond d'une dune à l'autre.
- Bien dormi ?
- Ça fait quatre mois que je dors bien", répond le lieutenant. On écoute le bulletin de RFI : Tarek Aziz revient avec un plan soviétique. Le lieutenant prépare le café, mais laisse ses hommes dormir une demi-heure de plus : "pour une fois qu'ils récupèrent". On ne sait pas de quoi sera faite la nuit suivante.
Chez l'adjudant Thierry Deriot, qui aura 32 ans dans quatre jours, le 23 février, tout le monde a parfaitement dormi, sauf le chargeur, Franck V., qui a été agité : dans son sommeil inquiet, il expliquait qu'il avait oublié de déposer le rétroviseur cassé à l'échelon. Bref, commente l'adjudant, personne n'est stressé par la guerre !
- 8 h 45 : Rassemblement du peloton. Le lieutenant donne ses instructions: "pensez opérationnel". On prépare un nouveau déplacement: tout ranger, faire le tri de ce qu'on peut emporter et de ce qu'on doit abandonner.
- 9 h 45 : Arrivée du chef de corps, un peu solennel derrière son habituelle décontraction. "Quelles que soient les nouvelles que vous pouvez entendre à la radio, attendez les ordres de vos chefs pour baisser la garde. Paix ou guerre, l'option est ouverte. Pour l'instant nous devons rester prêts à y aller. En face, les Irakiens sont des soldats. Il faudra les respecter. Ils se battront comme des Irakiens : en résistant très fort, puis en disparaissant d'un seul coup. Notre boulot sera de cogner assez fort pour les déloger".
A ceux qui seraient impatients, le colonel donne cependant des consignes de prudence. "Inutile de jouer les Rambo. N'oubliez jamais que, même si vous êtes devant, il faut gagner avec le minimum de casse. Et vous n'êtes pas seuls, c'est un rouleau compresseur qui va repousser les Irakiens".
Tous sont casqués, avec le gilet pare-éclats enfilé sur le treillis, le masque à gaz à la ceinture. Cette fois, c'est sérieux. Le colonel les regarde et salue tous, un peu comme si c'était la dernière fois qu'il les voyait. La dernière fois en tous cas, explique-t-il, qu'il les voit avant la bataille, si elle a lieu, car ensuite chacun sera dispersé sur le terrain, tous les pelotons déployés au gré de leurs missions. Il leur souhaite bonne chance, et part voir le peloton suivant.
Le colonel reparti, on accélère les rangements. Distribution des rations, des produits divers, des fruits qui restent. Tout faire entrer sur les engins, sur les jeeps, dans la camionnette, laisser ce qui ne rentre nulle part. Et cirer les rangers, encore et toujours. On reste cavalier…
Plier les sacs de couchage, refermer les paquetages, arrimer le tout au-dessus du blindage, quitter ces abris auxquels ils s'étaient presque attachés depuis trois semaines... Je dois les quitter dans cette effervescence. Quelque chose, pourtant, dans le calme du ciel, indique qu'on n'est pas vraiment à G moins deux. Alors ?... -
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22 février
…le compte à rebours avait bien été interrompu. Sinon, l'offensive aurait du être déclenchée dans la nuit du 20 au 21. Mais comme il ne s'est rien passé sur le terrain diplomatique, la machine s'est remise en marche. Où en sommes-nous ? A Ryad, on parlait de la nuit de samedi à dimanche. Ce nouveau départ en immersion a été plus rapide, comme si "ça y était".
Retour au 1er Spahis. Toujours le même accueil souriant du colonel Barro. On discute de l'acceptation irakienne du plan soviétique, transmise par Tarek Aziz à Moscou. "Si on obtient un retrait inconditionnel du Koweït, c'était notre objectif : mes hommes auront accompli leur mission". Le colonel m'envoie cette fois au 2e escadron, du capitaine Roman-Amat.
- 10 h 30 : arrivée au 2e escadron, en pleins préparatifs, il faut être prêts à bouger pour midi : le resserrement avant l'engagement. J'ai l'impression de reprendre le film bloqué sur "arrêt sur l'image", on en est exactement au même point que l'autre jour. Les hommes plient leurs bâches, rangent les sacs et le matériel dans les engins. Distribution des tenues S3P. On finit de trier les caisses, on enterre ce qui reste, on camoufle les trous et les abris. Le désert redevient un désert.
Le VAB ambulance, abri provisoire du journaliste, chauffe son moteur. L'équipage attend en plaisantant. L'infirmier Gilbert Selbonne, guadeloupéen de 26 ans, explique qu'il ne mettra pas son brassard à croix rouge : "de toutes façons, les balles perdues c'est pour tout le monde". Il montre une boite de comprimés Virgyl : "c'est pour ne pas s'endormir pendant 48 heures".
Le brigadier Selbonne est de bonne humeur. "On sait qu'on est venus ici pour faire la guerre, mais on est toujours en train de rigoler ensemble pour essayer de ne pas y penser. Quand il faudra y aller, on ira, mais ça ne sert à rien de stresser". Et pour montrer qu'il va bien, il sort son stéthoscope, se met le tensiomètre sur le bras et compte gravement : "je suis OK, je peux continuer".
Sur une paroi du VAB. un drapeau français plié en deux. C'est pour les morts, comme les grands sacs en plastique. Comme des sacs poubelles, mais en plus grand avec des fermetures et des poignées.
"On emportera tous les corps, sauf les morts par arme chimique, dit Gilbert. J'ai écrit à ma femme et à ma mère pour leur dire que si je ne reviens pas, si mon corps ne leur est pas rendu, c'est que j'aurais été tué par du chimique".
- 13 h : Peloton par peloton, l'escadron a quitté ses emplacements et repart pour une nouvelle position d'attente, correspondant à l'ordre de déploiement des escadrons au moment de l'attaque. Le VAB ambulance attend son tour, derrière celui du capitaine. On écoute les nouvelles sur RFI : toujours l'incertitude, on attend la réaction des Américains. Le première classe Patrick Loch, du 21e RIMa de Fréjus, envoyé en renfort au 1er Spahis, manifeste son impatience : "Y'a qu'à leur rentrer dedans, comme ça on pourra rentrer à la maison tranquilles. Sinon, on sera obligés d'être de nouveau ici dans six mois".
- 13 h 30 : Le 2e escadron a gagné sa position d'attente : les pelotons de combat en ligne et, derrière cette ligne d'AMX 10-RC, le peloton de VAB-Hot, le peloton de commandement, l'Echelon. Tout autour, d'autres unités, françaises ou américaines. Une vaste étendue plate, celle du plateau qui longe la frontière, avec des engins déployés en bataille, à perte de vue.
Des milliers d'hommes, tous isolés dans leurs pensées. Les équipages s'installent, et commencent à creuser : un trou pour abaisser la silhouette de l'engin, un autre pour disposer les sacs de couchage.
- 15 h 30 : Très haut, des avions déchirent le ciel, invisibles malgré le bruit. Peu après, une quinzaine d'hélicoptères Gazelle, dont plusieurs Gazelle-Hot, suivis un quart d'heure plus tard d'un groupe de Pumas et d'Iroquois américains, arrivent et se posent dans un nuage de sable, sans doute eux aussi en position d'attente.
- 17 h : Le colonel Barro vient de passer, faisant une tournée des nouvelles positions du régiment. "Tout est en place !". La radio annonce que Bush donnera sa réponse dans une heure, et que Gorbatchev a annulé sa conférence de presse. Tout le monde a compris. "Arrête de creuser, Ça ne sert plus à rien, ce soir on est en face !" La falaise irakienne, au loin, semble se rapprocher, illuminée par le soleil couchant. L'attente se fait plus lourde, plus pressante.
- 17 h 58 : Le soleil se couche sur le désert.
- 18 h : RFI annonce : "la réponse de Bush est imminente". Deux avions traversent le ciel du Nord au Sud, petits points lumineux éclairés par le soleil qu'ils voient encore. D'autres avions passent en grondant, mais restent invisibles.
- 18 h 20 : la nuit commence à tomber. Dans la pénombre, des files de véhicules glissent vers le Nord. Les chefs de peloton viennent chercher les ordres. Distribution de fusées et de feux clignotants de détresse, pour le repérage par les hélicos.
- 19 h : Quelqu'un a entendu dire à la radio que Bush avait donné aux Irakiens jusqu'à samedi midi pour commencer à se retirer du Koweït. Midi quoi ? On n'a pas bien compris. Chaque équipage s'installe pour la nuit. Aucune lumière, mais on sent la densité des hommes présents dans la zone : de loin en loin, le bruit des transistors.
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23 février
- 7 h : Réveil. La nuit a été ponctuée de bombardements au Nord, selon ceux qui ont monté la garde. Mais dans le VAB ambulance, où l'on dort confortablement sur deux couchettes - les brancards - on n'entend rien. Petit déjeuner, toujours avec le transistor. Finalement, l'ultimatum est pour midi, heure de Washington, Ça fait 20 heures ici.
- Merde, lâche Gilbert, toujours attendre ; et ce type-là, il continue à se moquer de nous".
- Pourvu que les Français ne restent pas en arrière, si les Américains attaquent", ajoute le Maréchal-des-Logis Joël Cordenod.
- Il faut en finir, ras-le-bol !", conclut le marsouin Patrick.
Pour l'instant, il faut encore attendre. On s'installe dans le VAB, avec le chauffage et de la musique antillaise. "A la Guadeloupe, on n'a jamais aussi froid", dit Gilbert, qui découpe des illustrés. "C'est pour avoir des modèles, pour les tatouages". Pas le droit de fumer dans l'ambulance, à cause des bouteilles : "danger, oxygène"
- 10 h : Selon RFI, le Conseil de Commandement de la Révolution irakienne a rejeté l'ultimatum américain. "Bon, on démarre ce soir", commente sobrement le maréchal-des-logis. Gilbert, lui, continue à chantonner.
- 11 h : Messe improvisée en catastrophe sous une tente, à l'escadron de commandement et des services, dans ce no man’s land de la frontière irakienne. L'aumônier du 6e RPIMa de Mont-de-Marsan et du 1er RCP est arrivé à l'improviste. C'est un polonais à l'accent rocailleux, le père Richard Kolka. L'aumônier du Spahis est resté à Valence, car c'est un civil. Le colonel a fait prévenir ses escadrons, seule une petite poignée d'officiers a pu venir. Devant la dizaine de présents, le père Kolka enfile une chasuble au-dessus de son treillis camouflé, seules les rangers dépassent d'une façon insolite.
- Vivons cette messe dans la joie, et demandons pardon de nos péchés". Il insiste sur la vie, et sur la vie éternelle, tout au long de cette messe sur laquelle pèse l'ombre de la mort. "Reprenez avec moi le psaume : je marcherai en présence du Seigneur sur la terre des vivants". Puis il revient sur la résurrection, qui est la vraie vie : "il est difficile de parler en termes humains de la résurrection, mais c'est une vie de plénitude".
Les officiers communient avec la ferveur de premiers communiants, avec sans doute l'idée que la dernière communion est aussi importante que la première. Dehors, les hommes de l'ECS vont jeter en cortège leurs tenues S3P usagées. Image symbolique, une file de combattants qui va jeter ses vieilles peaux avant de revêtir la nouvelle cuirasse : à quinze heures, on doit enfiler les nouvelles combinaisons anti-chimiques
Retour à l'escadron. Les ordres sont bien de mettre la tenue S3P, en même temps que la tenue camouflée couleur sable. Fini le treillis vert olive trop voyant. Mais par un de ces paradoxes typiques de l'armée française, la tenue camouflée disparaît sous la tenue S3P qui, sauf pour quelques officiers, est du plus beau vert armée...
Une tempête de sable s'est levée sans prévenir, limitant la visibilité à 300 mètres. On s'enferme dans le VAB pour déjeuner. Le pilote a bricolé un walkman sur l'interphone du blindé et tout l'équipage écoute des chants militaires par le casque radio : "Adieu pays, adieu, adieu..." Un maréchal-des-logis du VAB voisin passe une tête: "on va peut-être déménager plus vite que prévu". Il paraît que plusieurs unités sont déjà "en face" !
- 15 h : Tout l'escadron est prêt. Les véhicules se regroupent en colonnes. Sur notre gauche, on voit arriver une vingtaine de camions-citernes, suivis de camions shelter. Des Gazelle passent au ras du sol. Dans le VAB, changement de décor. L'infirmier range les revues, les cartes à jouer, fait place nette. Puis il sort les bandages, fait le tri, suspend les bouteilles de sérum au plafond pour le goutte-à-goutte, vérifie les robinets d'oxygène, prêt à recevoir ses premiers clients.
Tout autour, le temps est comme suspendu: tous les équipages ont embarqué dans les engins, face au Nord. Malgré le vent, les dizaines et dizaines de moteurs qui tournent font un même ronflement sourd. C'est le départ à la guerre, tellement attendu depuis des mois et brusquement inéluctable. Sentiments mêlés, les mêmes pour tous, et pourtant chacun est seul et s'enferme dans son silence en pensant à son univers à soi. Une plaisanterie circule d'un véhicule à l'autre : "notre objectif est un terrain d'aviation en Irak, là-bas nous attend un DC-8 d'Air France qui débarque la relève et nous ramène à Valence : il faut foncer !".
- 16 h 30 : Le 1er escadron est parti et a déjà franchi la frontière. Le 3e est passé derrière lui. L'infirmier fait le tour de l'escadron pour distribuer les pilules "Virgyl", celles qui permettent de ne pas dormir pendant 48 heures. Sur le côté du 2e escadron, c'est maintenant toute la base divisionnaire qui est rangée, avec le 21e Régiment de commandement et de soutien, une cinquantaine de gros camions. Bruits croissants d'avions vers le Nord.
- 19 h : Notre escadron est parti le dernier, à la nuit tombée. Dix kilomètres de piste dans l'obscurité, en suivant les balises placées à l'avance par le REI et par le RHP. Au bout d'un quart d'heure, le capitaine annonce à la radio: "à tous les Rouge, attention, nous allons bientôt entrer en Irak, attachez vos ceintures !"
A l'appréhension a succédé l'impatience de l'action, la curiosité de découvrir l'inconnu. Enfin quitter l'immobilisme ! Malgré la nuit, chacun scrute le paysage. A l'approche du poste-frontière saoudien, le terrain devient mouvementé. Par l'interphone, le pilote prévient le chef de bord: "attention ça descend sec.. Il est bien mou, le sable !" Le VAB roule et tangue en faisant rugir son moteur.
- 20 h : L'escadron s'est finalement arrêté peu avant le poste frontière irakien. Les autres sont passés, mais il paraît que devant, ça "bouchonne". Il semble qu'on ait repéré des obstacles, il faut y aller doucement pour éviter les mines. Les convois se garent, la longue file des camions revient prendre, à notre gauche, la place qu'elle avait le long du 2e escadron dans l'après-midi. C'est comme un gigantesque embouteillage, même si la manœuvre se déroule dans un ordre parfait.
On écoute la radio. Maintenant, c'est parti, on ne voit pas très bien ce qui pourrait arrêter le cours des choses. La nuit est pour l'instant étrangement silencieuse.
- 22 h : l'ordre est transmis de prendre la deuxième pilule anti-chimique, celle qui permet "à un tiers des neurones de survivre…". Curieusement, l'équipage du VAB Santé n'avait pas reçu l'ordre de prendre la première, huit heures plus tôt. Pourvu qu'ils ne tirent pas du chimique ! Dans la nuit assez claire, des dizaines et des dizaines de véhicules de toutes sortes parsèment le paysage de sable.
La division Daguet est à cheval sur la frontière, et il ne s'est toujours rien passé..
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24 février
- Nous grimpons sur la falaise, par une piste accidentée, et passons le poste-frontière irakien peu après minuit. La longue file des blindés s'étire sur le plateau, côté irakien, l'objectif "Natchez", puis se sépare en fonction de la mission de chaque escadron. Le “Deux” part plein Ouest, le long de la falaise. Toujours aucun bruit, sauf le sifflement des moteurs à turbocompresseur lorsqu'ils fatiguent à traverser une dune.
- 2 h 30 : le peloton de commandement et de soutien de l'escadron s'arrête sur sa position d'attente, juste au bord de la falaise dont on devine l'à-pic, cette coupure de trente mètres de haut qui a barré pendant un mois l'horizon des troupes françaises. Redémarrage prévu pour 5h30, avant le lever du jour. Apparemment, aucun incident signalé pour l'instant, sauf pour le REC qui a accroché un groupe, lequel s'est enfui en abandonnant deux postes radio et un pistolet. Il est à l'Est et un peu en avant de nous, à la hauteur du 1er Escadron spahi qui précède le 2.
Toujours aucune réaction irakienne : peut-être jouons-nous encore sur la surprise ? En tous cas une préparation d'artillerie a bien été faite par les forces alliées dans les jours précédents, si l'on en juge par les cratères autour du poste-frontière irakien cette nuit.
- 5 h 30 : moteurs en route. On attend...
- 6 h : une aube grise. Départ sur la jeep de reconnaissance du lieutenant Bernard Maury. Il doit ouvrir l'itinéraire de l'escadron avec son "Navtrack". Le 1er Spahis est situé le plus à l'Ouest du dispositif, en flanc-garde de la division dans sa marche au Nord. Il faut couper tout droit à travers désert, c'est du Paris-Dakar. On longe un poste militaire irakien, apparemment abandonné depuis longtemps.
- Je me souviendrai de ce jour où je suis entré en Irak", dit le conducteur de la P4, Stéphane Duport, qui explique: "c'est aujourd'hui mon anniversaire, j'ai 23 ans". On roule le long des pistes, mais à côté, pas dessus, à cause du risque des mines.
- 8 h : Le REC a déjà atteint son premier objectif, "Pollux" ; le Spahis est calé sur ses axes de progression. Premier arrêt de l'ensemble du régiment, pour laisser passer un raid d'une quinzaine d'hélicoptères Gazelle du 3e Régiment d'hélicoptères de combat, puis des F-15 américains qui vont bombarder plus loin. Deuxième arrêt un peu plus tard, cette fois pour attendre un tir d'artillerie du 11e RAMa, dans un vacarme assourdissant. Le RAMa, qui progresse au rythme de la division, tire juste derrière les régiments qui mènent la reconnaissance. Ce n'est plus de l'artillerie de campagne, c'est de l'artillerie d'assaut.
- 9h 45 : Nouvelle phase d'attente. On voit passer deux Puma armés d'un canon de 20 mm
. Consigne radio : prudence ! Les Américains ont capturé au Koweït des prisonniers-suicide, lestés d'explosif, il faut être vigilants.
- 11 h 30 : Nouveau bond en avant, suivi d'une nouvelle phase d'attente. On attend cette fois que l'artillerie traite notre objectif et ensuite que l'aviation aille au résultat. Les coups de canon résonnent en stéréo, à leur départ derrière nous et à l'arrivée devant.
- 14h : Le régiment est entièrement déployé, immobile dans un désert de rocaille, torride et hostile. Le sol de sable clair est parsemé de grosses pierres noires et rondes comme des boulets de canon. Certaines sont éclatées par le gel, avec des arêtes coupantes, dangereuses pour les roues des véhicules. Compte-rendu radio : "nous en sommes à 450 prisonniers depuis le début". Aucun triomphalisme, les commentaires du capitaine à la radio sont sobres, à l'image de cette avancée qui ressemble de plus en plus à une manœuvre.
- 16 h : A l'Est, dix-huit Gazelle et un Puma du 2e RHC sont arrivés en rase-mottes, pour intervenir dans le secteur du 1er REC, sans doute vers "Nîmes 3". Simultanément, à l'Ouest, l'artillerie a déclenché un tir de barrage sur une crête dominant le prochain objectif du régiment, la position de "Valence", ville de garnison du 1er Spahis. Ses premiers coups tombent à moins de 1.500 mètres du 1er escadron. Le bruit est terrifiant et ajoute à l'appréhension d'un tir de contre-batterie de l'artillerie irakienne, dans un compartiment de terrain qui ressemble à un large cul-de-sac.
L'escadron est déjà à une soixantaine de kilomètres à l'intérieur du territoire irakien, et il n'y a toujours pas d'Irakiens en vue. Où est passée cette fameuse armée irakienne ? Que nous prépare-t-elle ? Ils ont dû reculer pour monter un coup d'arrêt plus loin en arrière, peut-être allons-nous tomber dans une embuscade ou sous un tir d'artillerie chimique ! Nous traversons un cirque qui se resserre, l'endroit est un passage obligé, donc dangereux. Il faut le traverser et l'escalader sans hésiter, les engins font rugir leur moteur. Le terrain caillouteux fait rebondir la jeep, c'est un abominable et incessant tape-cul. Avec la combinaison S3P, le gilet pare-éclats par-dessus et le casque lourd sur la tête, la chaleur devient insupportable.
Enfin l'escadron remonte sur un grand plateau dégagé et c'est un spectaculaire déboulé: sur plusieurs kilomètres de front, le 1er Spahis et le 1er REC – accompagné du 2e REI – déroulent leurs escadrons, de toute la vitesse de leurs engins.
Bref commentaire du capitaine à a radio : "ils n'ont pas besoin de nous à Rochambeau, ils font plus de prisonniers qu'ils ne tirent de coups de feu, du simple soldat au lieutenant-colonel !" Le 4e Dragons doit se régaler. Sur RFI, on annonce que les coalisés ont déjà fait 5.000 prisonniers depuis ce matin. Côté français, les prisonniers seront évacués par autocar : tout était prêt ces derniers jours à la frontière, avec le camp de prisonniers installé à Rafah.
Après avoir chevauché presque une heure sur un vaste plateau, les régiments se séparent, et se préparent à bivouaquer alors que le jour disparaît. L'objectif "Castor" est atteint.
Quelques heures de repos seulement. Le lieutenant part avec sa P4 pour récupérer quelques dizaines de chuteurs opérationnels. Ce sont les CRAP, les commandos de recherche et d'action dans la profondeur, qui ont préparé la progression de cette nuit et d'aujourd'hui.
- 20 h : Nouveau branle-bas de combat. On range les sacs de couchage à la va-vite, les engins s'ébranlent dans le noir. Où va-t-on ? L'objectif final est encore à une trentaine de kilomètres à l'Est. Et où est la colonne ennemie signalée au Nord par les radars ? Tout le monde est partagé entre le sentiment que la guerre est déjà finie, et celui qu'une boucherie peut encore arriver. Personne ne se hasarde à faire de pronostics.
- 21 h : en fait, on doit rester sur place. Redémarrage à trois heures du matin.
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Lundi 25 février
Le soleil ne s'est pas levé. Il nous est caché par un ciel bas, avec une odeur de pluie dans l'air.
- 7 h : Nous sommes en vue d'une compagnie d'infanterie irakienne enterrée dans ses abris. C'est "Paris" Le 2e escadron va attaquer par la crête, soutenu par le 1er. On attend un passage d'hélicos. Compte-rendu radio : "ils sortent des tranchées les bras en l'air au passage des hélicos".
- Eh, ça vaut pas, on n'a même pas tiré !", lance un Spahi furieux. Il y aura quand même un tir d'artillerie, au cas où ce serait un piège.
- 8 h 10 : On y va ! Ce n'est même plus un assaut, car en face apparemment il n'y a aucune résistance. Mais la progression reste prudente, au cas où tous ne voudraient pas se rendre. Nous sommes maintenant à 4 kilomètres du point tenu, et à 15 km de l'objectif final. "Clèves", la ville de Salmane. "Lever les bras peut être une ruse pour nous laisser approcher puis nous accueillir au mortier", explique le lieutenant Mike Alpha.
- 9 h 00 : Plusieurs coups de canon – ami ou ennemi ?
- 9 h 10 : Le 2e escadron attaque au canon de char et au missile Hot, à 2.000 mètres de l'objectif.
- 9 h 12 : "Avons repéré trois antennes haubanées en triangle". Sans doute sortent-elles d'un PC enterré. Premier tir groupé à l'obus explosif. Les trois AMX 10-RC du deuxième peloton tirent en même temps. Trois coups, puis encore trois, visant le blockhaus qui doit se trouver juste en-dessous. Rien. Les blindés tirent à la mitrailleuse. "Antenne détruite !". Un engin signale qu'il y a des constructions : il doit y avoir autre chose.
- 9 h 17 : "Revenez sur positions départ, pour déclenchement tir d'artillerie". Au loin, de violentes explosions. L'artillerie doit arroser un secteur voisin.
- 9 h 25 : Cette fois, l'artillerie tire sur notre objectif, soulevant des panaches de poussière.
- 9 h 35 : Deuxième giclée. Les coups tombent à moins de 2.000 mètres des premiers blindés.
- 9 h 45 : L'escadron se resserre vers l'avant. Toujours pas de réaction ennemie. Des véhicules sont signalés par les hélicos, se dirigeant plein Nord. On attend une intervention des "A-10" américains pour les "traiter". En abordant la ligne de crête derrière les blindés, on découvre à droite et à gauche des unités amies, c'est un véritable front, prêt à aborder les lignes de défense de Salmane où ont été signalés des blindés et des champs de mines. Le champ de bataille est pour l'instant tellement calme qu'on peut réparer un engin en panne, tuyau d'alimentation du mazout percé. La relative lenteur du mouvement est explicable par la nécessité d'une progression linéaire des éléments alliés, pour éviter toute confusion de l'appui aérien et permettre un réglage en finesse des tirs de l'artillerie franco-américaine.
Ca y est, les blindés ont dépassé les tranchées. Derrière, les escouades débarquent des jeeps pour les nettoyer. Nous allons voir nos premiers Irakiens ! Des types en sortent, mains en l'air. Devant une tranchée, un drap blanc étalé, coincé par des cailloux. Les mitrailleuses n'ont pas tiré, aucune douille sur le sol. Un grand barbu et un petit gros à moustaches sortent de leur trou sombre en clignant des yeux. Youssef Kamel Yaakoub, chrétien de Mossoul (Nord de l'Irak), 30 ans, et Mohamed Saleh, 32 ans, chiite, comprennent vite qu'on ne veut pas les tuer.
Ils se détendent et acceptent de parler. Youssef est mobilisé depuis dix ans et quatre mois. Il n'en peut plus de la guerre: "Plus personne n'a envie de se battre". Mohamed, sergent-chef donc professionnel, reste prudent. Mais il souligne qu'il n'a pas vu sa femme et ses enfants depuis quarante jours.
Les soldats français en amènent deux autres, deux chiites de la région de Bagdad, Ahmad, 25 ans, et Ismaïl, 24 ans, deux simples soldats. Ismaïl demande qu'on lui rende le Coran que le soldat qui l'a fouillé tient dans sa main.
On le lui rend. Il l'embrasse, le porte sur son cœur et sur le front, puis l'ouvre et en sort, plié en quatre, le tract américain donnant les consignes à suivre pour avoir la vie sauve.
Tous les quatre sont bien habillés, à peine sales de terre, apparemment bien nourris, ils ont même des oranges, un luxe en plein désert.
Les Spahis continuent à fouiller les abris : des dizaines de Kalachnikov en bon état, des lance-roquettes RPG-7, des pistolets lance-fusées. Toutes ces armes étaient rangées au fond des abris, certaines emballées dans des chiffons. "Aucune n'a tiré", souligne le lieutenant en inspectant les canons.
- La division a reçu l'ordre de repli général à deux heures du matin, explique Youssef. Nous, on nous a dit de rester pour tenir la position. On s'est endormis dans nos abris, et on a été réveillés par les avions qui passaient. Puis quand nous avons vu les hélicos, nous sommes sortis les mains en l'air. Comme il ne se passait rien, nous sommes retournés dans l'abri".
- Ce n'est pas de jeu, proteste le sergent, nous avons levé les bras comme c'était écrit dans le tract, pourquoi avez-vous tiré quand même sur nous ?"
De fait, il n'y a pas de cadavres dans les tranchées, et les emplacements de combat étaient tous vides à l'arrivée des premiers blindés, confirme un Spahi.
- Vous allez à Bagdad, demande Youssef. Non ? C'est dommage, c'est là qu'il faut aller". Les autres acquiescent puis, encouragés par le fait qu'ils sont plusieurs, commencent à insulter Saddam Hussein: "chien. fils de chienne, qu'il soit maudit !"
Les prisonniers sont amenés au point de regroupement régimentaire.
Ils sont tous du 3e bataillon d'infanterie de la 843e brigade, celle qui était stationnée à Salmane. La 842e était à "Rochambeau", une position fortifiée à mi-chemin entre Salmane et la frontière saoudienne. Quant à la 841e, elle semble s'être évaporée. Des prisonniers de cette 841e nous diront dans l'après-midi qu'ils étaient stationnés sur la frontière, mais qu'ils ont déserté en masse dés avant l'engagement terrestre, après les premiers tirs massifs de l'artillerie coalisée et le largage des tracts par les Américains.
Notre groupe de prisonniers s'assied par terre avec les autres. Ismaïl demande la permission de se lever pour faire la prière. Avec Ahmad et le sergent, ils tournent le dos à la Mecque pour se prosterner vers Nadjaf et Kerbala, les lieux saints chiites. L'aumônier arrive à l'improviste, j'appelle Youssef pour faire les présentations. Il serre la main du père Kolka avec un grand sourire, mais l'air étonné en voyant son galon avec une croix dessus : "dans l'armée irakienne, explique-t-il, il y a des prêtres mais pas comme aumôniers, ce sont de simples soldats mobilisés comme les autres".
Les prisonniers continuent à arriver, par petits paquets. Tendus, apeurés, puis soudain hilares quand ils retrouvent leurs camarades, certains s'embrassent, ils comprennent que la guerre est finie pour eux.
Nous rejoignons l'escadron qui continue à avancer, cette fois plein Est. En traversant les lignes irakiennes, on voit partout du matériel abandonné, en bon état. En plus des armes individuelles, on retrouve des mortiers, des quadri tubes antiaériens de 23 mm, des camions abandonnés intacts, peut-être en panne d'essence.
- 14 h : La jeep passe devant un panneau "Salmane : 12 km". En contournant la ville, on s'approche de notre objectif particulier, un croisement sur la route de Salmane vers l'Euphrate. Il semble que nous soyons en avance sur les délais prévus pour l'atteindre. Une colonne de véhicules est signalée pas très loin devant nous.
En quelques minutes, une file de Gazelle arrive en volant au ras du sol, se faufilant derrière les crêtes pour la surprendre. Mais celle-ci est vide ! Les véhicules sont abandonnés. Une autre est signalée un peu plus loin. dix-neuf poids lourds dont deux citernes. Cette fois la colonne aurait ouvert le feu sur les hélicos, selon un compte-rendu. Deux "A-10" arrivent pour les neutraliser. On ne voit rien mais on entend les explosions, et on imagine sans peine ce qui peut en rester.
- 15 h : RFI annonce que les coalisés ont déjà fait 14.000 prisonniers, dont 1.800 pour la division Daguet.
Reconnaissance sur la colonne : elle était vide aussi.. Certains camions n'ont plus de siège, un autre n'a plus de roues, une plaque de tôle porte des silhouettes peintes : était-ce un leurre pour déclencher nos tirs et nous repérer, ou simplement un obstacle pour nous ralentir ? Un peu plus haut, un AMX 10-RC tire sur un OT-64 (version tchèque du BTR 60) qui se repliait vers Salmane. Mais où est donc passée l'armée irakienne ?
Nouvel arrêt de la progression. Le 11e RAMa, juste derrière nous d'après le bruit des canons, déclenche un feu nourri sur Salmane, que nous cache une dernière crête. Entre le vacarme des départs et le fracas à peine étouffé des explosions à l'arrivée des obus, l'air vibre en stéréo. Un peu plus loin, Gilbert a sorti la tête de son VAB "Sanicamel", et brandit un magnétophone : il ne veut rien perdre de ce concert un peu exceptionnel qui se joue à volets fermés.
- 16 h 30 : Salmane, nom de code "Clèves", est abordée simultanément par le Spahis qui vise le carrefour ("Bordeaux"), le REC et le 2e REI pour l'aéroport au Nord ("Bordeaux"). tandis que par le Sud arrivent le 4e Dragons (à "Toulouse") et le 3e RIMa ("Aumale"). Derrière encore, poussent le 6e REG et le 11e RAMa : c'est toute la division, avec les bataillons américains - trois bataillons d'infanterie de la 82e Airborne, un bataillon d'artillerie, un autre du Génie - qui converge de tous ses feux sur l'objectif.
J'ai du mal à me repérer car on tourne beaucoup, le ciel est très couvert et les unités se croisent et se recroisent dans leur mise en place. La jeep, le VAB de l'adjoint et l'ambulance, qui ont perdu l'escadron au cours de l'un de ces croisements – on ne refuse pas la priorité à un blindé, qu'il vienne de la droite ou de la gauche – forment un petit convoi qui zigzague en tout-terrain et à toute allure à la recherche du reste de l'escadron. Le Navtrack décroche souvent et perd le cap. On finit par retrouver l'escadron, après avoir vu des obus tomber pas loin, en remontant vers ses premiers éléments qui reconnaissent le terrain : nous étions descendus trop bas. Des panaches de fumée noire s'élèvent vers le ciel. Quelque chose brûle, des réservoirs ou une station-essence
Les premières patrouilles qui abordent l'agglomération sont gênées par les soldats qui se rendent, et demandent par radio: "qu'est-ce qu'on fait d'eux, on n'a pas la place de les embarquer ?
- Désarmez-les, laissez-les sur le bord de la route et continuez à reconnaître, on les ramassera plus tard !"
- Ici Zoulou zéro, un prisonnier me dit qu'il y a du monde en ville, qui attend qu'on les libère."
Regroupement autour de la station-essence, complètement dévastée par les obus. Un portrait géant de Saddam, en contreplaqué, a été à moitié soufflé par une explosion. Seul reste le haut du visage. Des éclats de verre partout par terre. Les premiers prisonniers sont amenés là, les bras en l'air, tandis que la nuit arrive. L'un d'eux a du mal à marcher, Gilbert l'infirmier se précipite avec sa mallette blanche et commence à le déchausser. Un autre crie : "j'ai cinq camarades là-bas dans un trou derrière la butte de terre, il faut aller les chercher".
L'un d'eux voit le portrait de Saddam: "chien, fils de chienne !". Un autre explique: "on n'a pas bouffé depuis des jours, nos officiers nous ont laissé là"
Celui-ci est du bataillon d'artillerie de la 841e brigade. Il vient de la frontière, ils ont marché deux jours et deux nuits jusqu'ici, en plein désert. Yasser et Muslim, 19 ans tous les deux, ont parcouru 70 km d'une seule traite, sans s'arrêter, pour se mettre hors de portée des combats. Avec ses mauvaises chaussures à semelle en caoutchouc, Yasser a la plante des pieds brûlée, la peau décollée.
L'infirmier, éclairé par une simple lampe de poche, lui décolle la peau avec des ciseaux, puis le désinfecte avec un coton et de l'alcool aussi doucement qu'il peut. "Les cloques sont déjà infectées, je suis obligé de lui ouvrir les plaies". Yasser gémit en serrant les poings. Il tremble et parle d'une voix blanche, presque un enfant. Son camarade le tient par les épaules. Ils sont bien une dizaine comme lui à avoir les pieds littéralement en sang. Gilbert coupe des semelles de carton dans une boîte de rations pour mettre à l'intérieur de ses brodequins, puis lui enfile lentement des chaussettes neuves qu'il est allé chercher dans son paquetage. Comme lui, d'autres Spahis vont fouiller dans leurs affaires et offrent leurs chaussettes de rechange.
Kharez, 55 ans, de Bagdad, venait à peine d'être mobilisé: la preuve, il n'a qu'une veste de treillis au-dessus de ses jeans. "Ils ne m'ont même pas donné de pantalon militaire". Depuis dix jours arrivé à Salmane, il s'est retrouvé sans eau et sans nourriture, et n'a pu dormi depuis une semaine, à cause des bombardements aériens.
Hostile à cette guerre, il s'était procuré un morceau de drap blanc comme indiqué par le tract, et le sort de sa poche. "On est sortis d'une guerre (avec l'Iran) pour entrer dans une autre, on ne peut pas continuer comme Ça, et Ça durera tant qu'il y aura Saddam". Comme le matin, ses camarades enhardis par le propos acquiescent avec enthousiasme, et exigent qu'on mette un autre gouvernement à Bagdad.
On insiste à nouveau : "j'ai des camarades dans un abri, il faut aller les chercher". Plusieurs fois, une patrouille en jeep emmènera l'un d'eux désigner une cache, et appeler ses camarades. Mais la dernière fois, le capitaine en second refusera : la nuit est tombée, pas de risque inutile, on peut se faire tirer dessus si par hasard ils n'avaient pas envie de se rendre.
- 18 h : RFI indique que les Français ont fait 3.000 prisonniers. Le général Roquejeoffre vient d'annoncer que la division Daguet a fait 150 km en deux jours, et que son objectif principal est atteint. Ici. ils sont déjà 32 prisonniers, dont deux officiers et deux sous-officiers, qu'on entasse dans un VAB – "les mains à plat sur les genoux, et on ne bouge pas ! – et sur une P4. Tous feux éteints, le petit convoi s'ébranle derrière la jeep de Mike Alpha, qui doit les guider dans le noir avec son appareil de navigation satellitaire. Un appareil qui indique la direction, mais pas les bosses ni les trous : quel tape-cul, décidément ça n'arrête pas !
On arrive au point de regroupement des prisonniers. C'est là qu'ils doivent être ravitaillés, interrogés, rassemblés en attendant de repartir demain matin en autocar pour le camp de transit aménagé à la frontière saoudienne. Ils ont froid mais ne disent rien, tous occupés à explorer à tâtons la boîte de rations qu'on leur a donnée, une pour deux hommes.
Nous les laissons et partons rejoindre l'escadron, qui prend la route de Salmane pour aller bivouaquer plus au Sud, après un recueil par les unités américaines. On croise des dizaines de véhicules imposants, c'est la logistique américaine qui marchait sur les talons de la division française, le long de la Texas MSR (Main supply road) désormais ouverte à la circulation. Vent glacial.
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Mardi 26 février
Réveil au milieu des camions américains. La route n'est plus qu'une interminable file de poids lourds, image du gigantisme américain. Les soldats américains passent en faisant le V de la victoire. Ce sont les unités logistiques intégrées dans la dispositif français à l’ouest, sous contrôle opérationnel (OpCon) de la Division Daguet.
Nous remontons au Nord, sur les positions de la veille, pour nettoyer ce qui reste des tranchées irakiennes. Le temps aussi de faire les compléments en carburant, de vérifier les équipements.
La matinée se passe à répertorier à nouveau des armes de tout type et de tout calibre, à les aligner, à les entasser dans des camions. A côté il parait qu'on a trouvé un important dépôt logistique, celui de la division.
En fin de matinée, le vent de sable se lève brusquement, alors qu'on reçoit l'ordre de progresser au Nord, vers de nouvelles positions. L'Euphrate ? Après tout ce désert, chacun y rêve, sans le dire. L'escadron roule en convoi serré, on n'y voit pas à vingt mètres.
Le vent de sable est tel que la poussière s'infiltre partout, à l'intérieur de la jeep. Il faut s'épousseter toutes les dix minutes et` s'essuyer le visage. Rouler dans le sable, c'est encore plus l'inconnu que rouler dans la nuit. On ne s'attend plus guère à rencontrer d'Irakiens devant, on finit par s'habituer à leur disparition. Mais il peut y avoir des obstacles, des mines…
Un panneau sur le bord de la route: "Samawah 90 km". C'est une ville au bord de l'Euphrate. Plus vite, mais plus vite, qu'on y arrive enfin !
Hélas, ce n'est pas pour nous. L'élongation risquerait d'être trop grande pour la division, qui doit rester en flanc-garde à l'Ouest du dispositif de la coalition, depuis la frontière jusqu'ici.
De toutes façons cette rive de l'Euphrate est déjà "verrouillée", les Américains sont à al-Nassiriyah, sur le bord du grand fleuve, où des soldats américains et français tremperont symboliquement leurs drapeaux (© photo ECPAD).
La division reconnaîtra jusqu'à Samawah avec les hélicoptères, ce sera le boulot des 1er et 3e RHC. On bifurque à une quarantaine de kilomètres au Nord de Salmane, en plein désert, pour aller bivouaquer sur ce qui ressemble à un terrain vague.
Car on ne peut appeler autrement ces étendues plates et caillouteuses où rien n'arrête le vent et qui n'ont rien de l'exotisme habituel des déserts de carte postale. S'arrêter, se laver un peu dans le vent de sable, se raser en se rinçant mal, se laver les dents avec du sable sur la brosse à dents. Des gestes de routine que même l'habitude n'arrive pas à faire passer. Ces soldats ont du mérite, qui répètent les mêmes gestes depuis six mois, avec la même ténacité pour ne pas se laisser envahir par le sable.
C'est fini. La division a gagné, sa mission vite et bien remplie. Certains se sentent un peu frustrés, même parmi les jeunes: quand on est seuls à tirer, est-ce vraiment un baptême du feu ? La fatigue, ou un excès de modestie, leur fait sous-estimer l'exploit qu'ils viennent d'accomplir. Ou peut-être est-il difficile de s'arrêter en plein élan, quand on est poussé par le sentiment de la victoire.
Mais pour l'instant, la bataille est à l'Est. C'est là-bas que les chars anglais et américains, Challenger et Abrams, affrontent les T-72 de la Garde républicaine. Ici, on se contentera demain d'explorer les abris à char et de faire sauter à l'explosif quelques T-55 et quelques Shilka abandonnés sans combat, qui brûleront pendant deux jours.
Adieu Spahis ! Cette promenade était trop courte, ou trop rapide. Eux aussi, ils attendaient cette guerre depuis si longtemps, ils l'avaient tellement acceptée, qu'ils ne comprennent pas qu'elle soit déjà finie. Certains chars n'ont pas tiré un seul obus. C'était ça, la guerre ?
"Désolé, je n'ai pas eu le temps de m'occuper beaucoup de vous", s'excuse le capitaine dans son VAB, affairé à tracer les dernières positions sur sa carte. "Peut-être que...". Il a failli dire "la prochaine fois". A la prochaine, mon capitaine !
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