La Syrie, je l’ai découverte en 1976, j’y suis retourné souvent dans les années 1980, puis en 2002 en famille, et j’ai toujours éprouvé pour ce pays une fascination doublée d’une frustration de le voir maintenu derrière les barreaux d’une terrible dictature. Jeune étudiant à Langues-O, muni du manuel d’arabe syrien du professeur Kassab, j’ai traversé ce pays en bus, en stop, à une époque où il n’y avait pas de touristes et où les étrangers qu’on rencontrait étaient essentiellement des Russes, militaires ou ingénieurs. Mais partout l’accueil était extraordinaire, surtout pour un Français.
J’ai été captivé par Damas, capitale bimillénaire, avec ses monuments à la croisée des cultures comme la mosquée des Omeyyades, bâtie sur un temple ancien consacré à Mithra, lui-même recouvert par une église, avec des mosaïques de facture classique et byzantine. Dans la grande salle de prière recouverte de tapis, un mausolée devant lequel venaient prier les Chrétiens : le mausolée de Saint-Jean Baptiste. Et juste derrière la mosquée, le mausolée de Saladin. J’ai adoré la gare du Hedjaz, les cafés du souk al-Hamidiye, les artisans partout, la bonne humeur malgré les portraits géants de Hafez el-Assad sur chaque place. Et bien sûr, la vue sur la ville en grimpant sur les pentes du Mont Kassioun.
En remontant par la côte, j’ai exploré l’ilot d’Arwad devant le port de Tartous, dernière forteresse chrétienne dans la région et où beaucoup d’enfants blonds jouent dans les ruines de ce qui devrait être restauré tellement l’endroit est beau. Mais il était déjà d’autant moins touristique que Tartous était la grande base navale russe.
Après un détour par Lattaquié, ville d’un intérêt moindre sauf pour le site antique d’Ugarit au nord, où a été retrouvé le premier alphabet, j’ai découvert Alep la majestueuse, sa citadelle en perpétuelle restauration, son souk inextricable aux ruelles étroites parcourues par des charrettes et des ânes lourdement chargés, le souk des bijoutiers, les fabriques de savon, l’hôpital Bimaristan du 14e siècle, le musée des antiquités palmyréniennes. Plus sobre que celle de Damas, la grande mosquée d’Alep est aussi majestueuse, et il faut souhaiter que les destructions des derniers combats – toute la ville a été bombardée – puissent être réparées.
Privilège du voyageur, j’ai eu la chance de parcourir des lieux sans doute irrémédiablement ravagés, la ville de Hama et le site de Palmyre. Hama, ville traditionnelle dont les norias au grincement déchirant ont été célébrées par les écrivains du 19e siècle, a été victime de très sévères destructions : la première en février 1982 après l’insurrection suscitée par les Frères musulmans, à laquelle le régime bassiste a répondu par un siège, un bombardement intensif et l’entrée des chars, aboutissant à un massacre estimé à plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Hama a été le lieu de combats encore tout récemment mais a heureusement été évacuée assez vite par l’armée syrienne en retraite. Les destructions de la partie ancienne de la ville restent et ne seront peut-être pas réparables, avec le risque de constructions modernes défigurant les rives de l’Oronte.
Quant à l’oasis de Palmyre, le royaume de la reine Zénobie, elle a été envahie, pillée, détruite plusieurs fois dans son histoire puis pratiquement oubliée dans le creux du désert, jusqu'aux fouilles du 19e siècle qui ont remis à jour les ruines les plus anciennes. Hélas, les combattants de Daesh, l’Etat islamique, ont sauvagement fait exploser plusieurs des plus beaux monuments et creusé partout à la recherche de trésors que le directeur archéologique refusait de leur révéler, le payant de sa vie. Mais déjà quand j’y avais été la première fois, avec le super guide qu’était Omar Kayem, un ancien des compagnies méharistes françaises, Palmyre était un site peu accueillant : le régime avait installé dans la citadelle en surplomb de la petite ville une de ses prisons les plus tristement célèbres d’où peu de détenus ressortaient vivants.
Durant les trois années de mon séjour à Beyrouth pour l’AFP, entre 1980 et1982, j’ai eu des dizaines d’occasion de retourner voir les sites aimés de Syrie, au volant de ma Lada Niva, parcourant les pistes depuis le djebel druze et Kuneitra au sud jusqu’à à Palmyre, Alep et Saint-Siméon au nord. A l’époque le régime baasiste n’aimait pas la France, pour son soutien diplomatique à l’OLP et accessoirement pour le soutien au grand rival irakien Saddam Hussein en guerre contre la révolution islamique iranienne. Les services syriens étaient certainement impliqués dans l’assassinat de l’ambassadeur Louis Delamarre et d’une dizaine de personnels diplomatiques français, mais on savait aussi que sur le territoire syrien il ne pouvait rien nous arriver… Et au niveau de la population, j’ai toujours reçu le même accueil chaleureux, d’autant plus peut-être que les gens connaissaient la position de la France. Dans ces années-là encore, c’était un luxe de faire du tourisme dans un pays ignoré des tour operators, et de se balader le plus souvent seul dans les ruines grandioses de Palmyre et de Bosra.
Vingt ans se sont passés et, en 2002, nous emmenons nos deux enfants voir Beyrouth où nous sommes rencontrés et la Syrie que nous avons parcourue ensemble. Encore une fois, la chance est de parcourir des sites pas encore dévastés, dont le Krak des chevaliers, Damas toujours luxuriante et le panorama depuis le Kassioun. La seule nouveauté était le massif palais présidentiel, le nid d’aigle de la famille Assad surplombant la capitale. Du sud au nord nous allons parcourir tout le pays historique, la seule ruine véritable étant la voiture de location…
“Ensuite nous fûmes à Palmyre”, comme disait René-Nicolas Ehni. Un retour toujours magique, le tétrapyle et le temple de Baalshamin encore intacts avant les plastiquages de Daesh, la vallée des morts impressionnante pour l’éternité et, en fond de paysage, la redoutable citadelle-prison. Une visite qui marquera les enfants, c’est un rendez-vous avec un passé bimillénaire encore intact.
Retour à Alep l’inoubliable, la citadelle toujours en restauration, les souks appauvris mais intacts à l’époque, la fabrique de savon d’Alep très active, les saveurs et les odeurs, les jus d’orange pressés devant vous, les pâtisseries aussi bonnes. Seul changement, une influence islamiste plus marquée dans les vêtements et dans les regards, qu’on avait déjà notée à Hama. Passage à Saint-Siméon le stylite et visite étonnée devant la colonne de l’ermite, le site respire la paix et la sérénité, un bonheur d’y trouver la fraîcheur de l’ombre.
Fin de ce pèlerinage syrien par le sud, le théâtre romain de Bosra, le mieux conservé au monde car resté enseveli sous le sable jusqu’à son exhumation, accueil e:pressé des gens, sourires des enfants, c’était le bonheur d’avant l’explosion de 2011. Une émotion ressentie alors et restée intacte, et même aggravée par les événements qui ont marqué ce pays ces treize dernières années. Je comprends d’autant mieux l’impatience de tous ces Syriens réfugiés de force à l’étranger, dont beaucoup veulent retrouver leur pays. Un pays qu’il faudra découvrir ou redécouvrir et je ne sais pas quand, mais moi j’y retournerai.