Léonard de Vinci continue de fasciner et son esprit moderne reste intensément prégnant à travers le monde entier : si Mona Lisa draine des admirateurs du monde entier au Louvre, l’exposition de Londres à la National Gallery (Léonardo Da Vinci, un peintre à la cour de Milan), encore pour trois semaines, est elle-même un phénomène. Mais c’est chez lui à Milan que son rayonnement est le plus sensible, des musées et monuments jusqu’aux vitrines des magasins qui, encore aujourd’hui, en font un fil conducteur.
La multiplicité des hommages qui lui sont rendus est elle-même le reflet de son interdisciplinarité ou, pour utiliser un cliché, de son génie multiforme. Peintre, inventeur, philosophe de la nature, il est partout sans pouvoir être enfermé nulle part. Dans une réplique attribuée au personnage du Caravage dans le très beau film d’Angelo Longoni qui lui est consacré, le peintre maudit répondait à un rival qui lui demandait si la sculpture n’était pas supérieure à la peinture : « allez donc voir la Cène de Léonard, la peinture dit tout ce que la sculpture ne saurait dire ».
La Cène est visible dans le réfectoire du couvent de la basilique Santa Maria delle Grazie, après vingt années de restauration difficile. Léonard avait malheureusement innové en peignant avec une peinture à l’huile sur une paroi à l’enduit déjà sec, dont les pigments n’avaient pas pénétré l’enduit frais, « l’affresco ». Les dégâts avaient été très rapides à apparaître, et des siècles de restauration ont accumulé des strates de peinture, assombrissant et ternissant une œuvre pourtant majeure par sa légèreté et sa subtilité.
Les efforts des restaurateurs, qui ont travaillé de 1977 à 1999, ont consisté à faire émerger la pigmentation originelle des strates ajoutées, dégageant de larges surfaces redevenues vierges, qu’ils ont à peine colorées pour ne pas « faire semblant ». La grande peinture est aujourd’hui stabilisée, mais des conditions draconiennes sont imposées pour limiter les écarts de température et d’humidité, et tout un système de sas limite le nombre des visiteurs. Le spectacle est unique et, qu’on la regarde de près ou de loin, cette peinture parle dans toutes ses dimensions et conserve un dynamisme d’une très grande force.
De l’autre côté de l’église, une petite exposition temporaire montre une autre facette du génie léonardien : une soixantaine de pages du Codex Atlanticus, la plupart écrites à l’envers comme il avait l’habitude de le faire, traitent des sujets les plus divers depuis la géographie jusqu’à la physique et la mathématique, et toujours bien entendu l’observation de la nature, des feuilles et des structures végétales, mais avec aussi des considérations très concrètes avec petits dessins sur « l’utilité des lunettes » de vision.
Cette exposition, centrée sur la botanique et les motifs décoratifs, est l’une des 25 programmées entre 2011 et 2015 simultanément dans la Bibliothèque ambrosienne et à Santa Maria delle Grazie, dans la très belle sacristie du Bramante. Le Da Vinci Code, devenu objet de mythe et de roman, n’est en fait que la reliure (Codex) de 1.119 pages de manuscrits et dessins laissés par Léonard, à partir d’une première compilation faite à la fin du 16e siècle et enrichie par la suite. Pas d’ésotérisme mais une écriture minuscule, et tracée de droite à gauche, et des dessins tout aussi petits mais d’une extrême minutie… Les autres expositions traiteront du mouvement, de l’astronomie, du vol des oiseaux et des mouvements mécaniques, de la géométrie, mais Léonard lui-même n’avait aucun complexe à mélanger les thèmes sur les mêmes feuillets, puisqu’il ne s’agissait que de ses notes personnelles.
A l’opposé des idéologues, doctrinaires, religieux et intellectuels de systèmes, Léonard de Vinci se révèle un esprit observateur à l’extrême, pragmatique et cherchant à comprendre le fonctionnement des choses. Le musée qui porte son nom et revendique son héritage, le Musée national de la science et de la technologie Léonard de Vinci, a consacré de vastes espaces non pas à ses peintures – qui sont dans les pinacothèques les plus célèbres du monde – mais à ses concepts mécaniques et physiques, présentant une collection unique de machines en bois réalisées à partir des idées de Léonard.

Ingénieur militaire, ingénieur agronome, ingénieur des ponts et chaussées, Léonard a examiné, analysé, reconstitué et amélioré, souvent même inventé à partir de rien, les mécanismes les plus complexes, partant du plus utilitaire pour évoluer progressivement vers la recherche pure. Les plus immédiates d’utilisation, même si la plupart n’ont pas vu le jour, étaient des machines militaires : arbalètes et catapultes géantes, machines de siège, cuirasses en bois, bateaux à éperon mobile géant, bateaux à roues à aubes…
Auteur aussi de fortifications pour les villes et les forts, Léonard a conçu des ponts tournants, engins de terrassement, grues tournantes, dragues flottantes destinées à renforcer la puissance des princes de la Renaissance.
Passant sans difficulté du génie militaire au génie civil, Léonard a également imaginé des moulins à eau en batterie permettant une activité industrielle, des systèmes d’urbanisme avec galeries commerciales couvertes et canalisations d’eau sous la ville, élaborant un concept de « ville idéale » à plusieurs niveaux.

Sur le plan des techniques de fabrication, il a aussi étudié et amélioré les métiers à tisser, marteaux automatiques, scies automatiques, concevant avant l’heure une série de machines-outils. Le conservateur du musée explique que la difficulté de réaliser les machines qu’il avait dessinées – parfois de petits gribouillis sur des feuilles recouvertes d’une écriture serrée – vient de ce qu’il imaginait en trois dimensions mais dessinait plus souvent à plat, ainsi de ce métier à tisser où il place sur un même côté les mécanismes qui doivent en réalité être disposés de part et d’autre, ce qui a constitué un casse-tête pour que la machine fonctionne effectivement !

La réalisation de ces machines, qui a demandé des décennies de travail aux spécialistes, s’est aussi heurtée à de mauvaises compréhensions. Ainsi, si le parachute carré en toile dessiné par Léonard a été réalisé en grandeur naturelle et expérimenté avec succès par un parachutiste (qui a quand même ouvert son parachute à 300 mètres du sol), la « vis aérienne » ne pouvait pas marcher si elle était réalisée en grandes dimensions, compte tenu du poids de la base en bois notamment, et de l’impossibilité pour deux hommes de la faire décoller comme on l’avait pensé. Vraisemblablement, explique le conservateur de cette collection Claudio Giorgione, l’artiste avait eu l’idée d’un petit modèle de quelques centimètres mû par un ressort…

La dimension ludique qui est celle de tout inventeur a été respectée par ce musée assez extraordinaire – où on peut découvrir aussi des avions, des locomotives, un sous-marin, un atelier de luthier et un autre d’horlogerie, un pendule de Foucaud et tout un patrimoine d’instruments astronomiques, machines à calculer et à transmettre – avec toute une partie destinée aux enfants. Des machines de Léonard ont été réalisées à l’échelles des enfants, permettant de faire tourner pignons et engrenages ; derrière, un atelier de peinture et sculpture permet, à partir d’observations de la nature, de s’initier aux techniques de base du dessin, de la gravure, de la sculpture… et peut-être réveiller l’étincelle de génie qui se retrouve à chaque nouvelle génération.
La volonté du musée est de faire rayonner ce patrimoine et cette ouverture non pas seulement à travers les générations, mais à travers le monde. Une exposition est en préparation à partir d'une sélection des machines extrapolées des schémas de Léonard. Le directeur du musée, Fiorenzo Galli, a l'ambition de présenter ces machines à la Cité des sciences et de l'industrie à Paris, puis au Deutsches Museum de Munich... avant de repartir ailleur ? Il y aurait déjà des demandes, pour une collection qui se situe bien au-delà de toute frontière spatio-temporelle.