Bien au-delà d’une simple chronique familiale, le récit de la vie et de la carrière militaire de Mahmoud Fekih, fruit d’une longue enquête de son fils Habib, est un témoignage passionnant sur l’aventure de ces combattants des troupes indigènes qui se sont couverts de gloire pour la France mais ont tous aussi vécu le processus d’émancipation de leur pays, douloureux pour les uns, moins dramatique pour d’autres.
Le parcours de Mahmoud Fekih a d’autant plus valeur de témoignage qu’il s’agit d’une famille de vieille tradition militaire où l’on a toujours su conjuguer loyauté avec patriotisme. Et si dans son parcours Mahmoud se découvre très vite patriote tunisien, il n’en conserve pas moins une loyauté sans faille envers la France, comme toutes ces troupes de Tirailleurs, de Spahis, de Tabors, de Goumiers qui ont été un élément essentiel pour la survie de la France aux heures les plus sombres de son Histoire.
Né à la déclaration de guerre d’août 1914, le jeune Mahmoud est bercé des récits des combats de son grand-père Ahmed, descendant d’une lignée de militaires dont un Janissaire et qui, colonel dans l’armée tunisienne alors partie de l’Empire ottoman, l’armée beylicale, a combattu en Crimée aux côtés des soldats français. Un premier lien très fort, illustré par l’image saisissante dont il restera imprégné de ce lieutenant de Spahis qui dépose sur sa tombe l’épée du colonel Fekih le jour de ses obsèques. Lien d’autant plus fort que Mahmoud s’appelait d’abord Ahmed comme son grand-père, avant que le décès de son plus jeune frère Mahmoud n’incite son père à lui donner ce prénom – ainsi que l’état-civil de ce frère disparu, ce qui lui fera perdre trois ans d’âge.
Mahmoud est bercé aussi des récits de combats héroïques du 4e Régiment de Tirailleurs Tunisiens pendant la première guerre mondiale. C’est ce 4e RTT que rejoindra son frère aîné Mohamed avant qu’il ne le rejoigne lui-même, au terme d’un parcours scolaire accidenté au cours duquel il découvre le poids de l’injustice et des petits notables.
Mais dans cette famille Fekih où les liens avec la France sont étroits, son père Amos, officier des terres domaniales, étant très proche de l’officier français de sa zone, le débat d’idées est également très riche et, très tôt, Mahmoud entendra parler des nationalistes et du jeune leader Habib Bourguiba, un de ses cousins étant un des militants actifs du néo-Destour.
Après ses mésaventures scolaires, une brouille avec son père liée au remariage de celui-ci le pousse à gagner à son tour le 4e RTT où il fera une grande partie de sa carrière, plus loyal envers la France qu’elle ne le sera avec lui.
Patriotisme de Tunisien, fierté d’homme libre et loyauté envers la France seront ainsi les trois vertus qui l’accompagneront dans les épreuves. Après les premiers combats de mai 1940 où il accuse les cadres français d’utiliser les troupes indigènes comme “chair à canon” et conteste le dispositif, il échappe de peu à la cour martiale en raison de l’âpreté de combats qui voient disparaître la moitié de ses camarades de régiment.
Cet affrontement sérieux n’atteindra pas sa loyauté. Capturé par les Allemands, interné dans un camp de prisonniers, il comprend très vite le jeu pervers de séduction que déploient les Allemands envers les troupes indigènes (ci-dessus au Frontstalag 204 de Péronne). Dès leur arrivée aux camps, il a vu le tri parmi ses camarades et la disparition soudaine de ceux identifiés comme juifs – il a compris qu’il ne pouvait rien attendre des Allemands.
Mais surtout, révélation importante, il reçoit comme sans doute nombre de ses camarades le message que fait passer Bourguiba aux combattants tunisiens : “ne jamais soutenir les Allemands mais aider la France à gagner la guerre”. Ayant rejeté fermement une étonnante proposition de rejoindre les SS “comme d’autres musulmans”, lui explique-t-on, il se retrouve brusquement dans un camp de travail. Et là ce sont des résistants français qui tentent de le piéger pour couvrir un vol d’outils : encore une fois, le même questionnement sur ce qu’il fait pour la France et ce que les Français font pour lui, qui à leur façon le traitent encore une fois de chair à canon.
Avec la complicité d’un médecin qui le déclare atteint du typhus, il est libéré comme inapte au travail en septembre 1943 et se retrouve livré à lui-même. Avec plusieurs de ses camarades d’Afrique du nord, ils sont contactés par les FTP et acceptent en tant que sous-officiers expérimentés de former les jeune volontaires de la résistance. A l’été 1944, les Américains qui viennent de libérer Rennes les intègrent dans un régiment de la 8e Division d’infanterie. Nouvelle expérience, nouveau questionnement pour ce sous-officier qui philosophe et prend toujours du recul sur l’événement : il se déclare très impressionné par le courage et l’esprit de sacrifice de ces Américains “venus de si loin pour aider un autre peuple…”
Fin octobre 1944 il rejoint la 1ere armée et retrouve le 4e RTT puis, après une hospitalisation pour un traumatisme auditif, on l’affecte à un camp de prisonniers allemands, une revanche pour lui mais aussi une expérience traumatisante car il assiste au suicide d’un officier nazi qu’il vient d’interroger et qui refuse la défaite.
Ramené en Tunisie, il se retrouve fin 1946 dans le bataillon de marche du 4e RTT nouvellement formé pour partir en Indochine (à droite, sur le bateau vers l’Indochine). De mars 1947 à octobre 1949, le sergent-chef Fekih se retrouve dans la région de Phan Thiet en Annam où il élabore et met en pratique ses propres idées sur la mission de pacification que s’est assignée l’armée française. Sans se départir de sa loyauté envers la France, alors que les maquis communistes tentent – comme les SS allemands – une opération de séduction des troupes indigènes au nom de la décolonisation, Mahmoud explique à ses interlocuteurs vietnamiens qu’il n’est pas venu “casser du Viet”, mais rétablir la paix. Cela consiste à protéger les villages contre les incursions de guerriers Moï, à creuser des puits, à organiser des écoles. Sa politique d’ouverture vers la population locale est appréciée des cadres vietminh, ce qui n’empêchera pas Mahmoud d’engager des combats violents contre les incursions et les attaques du Vietminh contre son fortin.
Malgré les suspicions de certains officiers de la sécurité militaire, malgré des tiraillements sérieux avec un régiment de Légion temporairement affecté dans sa zone et dont les actions violentes lui rappellent la Wehrmacht (“ils étaient tous Allemands”, racontera-t-il), son commandement est apprécié par l’état-major français qui lui attribue la médaille coloniale.
Mais son questionnement sur la nature de la pacification demeure et lorsqu’à l’été 1949 son unité est relevée, c’est pratiquement avant le tournant où le conflit indochinois va dramatiquement se durcir en s’internationalisant avec un soutien chinois au Vietminh d’un côté, un soutien américain aux Français de l’autre, et la fin des illusions sur la pacification avec les offensives permanentes de la guérilla.
A son retour en Tunisie, nouvelle déception pour Mahmoud : malgré les promesses, sa promotion au grade supérieur est liée à un engagement à retourner en Indochine, ce qu’il ressent comme une nouvelle injustice.
Ayant demandé en 1951 à quitter l’armée française, qu’il n’a jamais trahie en 15 ans de service bonifiés en 24 années d’ancienneté avec la prison et les années de guerre, Mahmoud se tourne vers la Gendarmerie, qu’il intègre en 1952 et qui lui permet de rester près de sa famille. Mais c’est encore une nouvelle aventure, et le début de la révolution tunisienne en janvier 1952 va le voir dangereusement écartelé entre sa loyauté française et son patriotisme tunisien. Par chance pour lui, ce processus de décolonisation va être géré par la France de façon intelligente et, après une brève période où il joue double jeu pour aider les nationalistes malgré son képi de gendarme, l’accès de la Tunisie à l’indépendance lui permet de réconcilier ses loyautés et de se mobiliser pour aider à la création de la garde nationale tunisienne qu’il servira jusqu’en 1973.
Le rencontrant en 1959, alors que Mahmoud lui retrace sa carrière dans l’armée française, Habib Bourguiba le comprend parfaitement en s’écriant: “mais toi tu portais le tarbouche (le fez), pas le képi !” Et c’est exactement ce que fut la fidélité de celui qui fut non pas “un tirailleur tunisien” mais “un Tirailleur” et “un Tunisien”, avec une loyauté jamais prise en défaut.
Le destin de cette famille est peut-être original, avec cet arrière grand-père janissaire et cette ouverture d’esprit hors du commun. Mais il témoigne de ce qu’on peut être loyal à la France et à son pays, ce qui fut le cas des troupes indigènes au mérite insuffisamment reconnu.
Son fils Habib Fekih, qui a eu le mérite de surmonter la modestie de son père pour retrouver tous ces souvenirs, porte lui-même le témoignage de cette loyauté multiple : dévoué comme personne pour la réussite du groupe aéronautique européen Airbus, il n’a jamais perdu de vue la nécessité de promouvoir le rôle de son pays non seulement sur le plan industriel et économique, mais dans toutes ses dimensions politiques et culturelles. Cette histoire d’un combattant qui a mêlé sa petite histoire à la grande Histoire est un magnifique témoignage, qu’il est passionnant de découvrir avec lui.