Mystérieux voilier à deux mâts sorti d’un autre âge, le vieux gréement La Grace surgit parfois d’une pointe de l’île d’Elbe pour fondre, toutes voiles dehors, sur les bateaux de plaisance et lâcher une bordée de coups de canon avec un équipage en équilibre sur le bastingage, prêt à l’abordage et poussant des hurlements hostiles. Ce sont les pirates de l’Elbe, bien connus dans la région mais qui surprennent toujours les plaisanciers non avertis.
Si les explosions sont vraies, les canons en fonte sont chargés à blanc, avec une mise à feu électrique, et quand la fumée se dissipe on voit que les mousquets, les haches et les sabres des pirates ne sont que d’inoffensifs balais et autres instruments de nettoyage. Et si les cris sont stridents, c’est parce que les navigateurs en fin de stage hebdomadaire ont largement arrosé leur dernier jour embarqué et sont dans une forme éblouissante, totalement amarinés après les quelques jours de mal de mer réglementaires. Quant au pavillon arboré par le navire ce n’est pas le drapeau des pirates, noir à tête de mort, mais le pavillon de la marine tchèque car il est immatriculé à Prague…
La Grace est la réplique très exacte d’un brick du 18e siècle. Celui du navigateur tchèque Augustin Herman qui naviguait jusqu’aux Amériques comme bateau de commerce mais, en tant que corsaire au service de la couronne hollandaise, il attaquait aussi les galions espagnols dans la mer des Caraïbes.
Trois siècles plus tard, aidé par des dizaines de jeunes volontaires tchèques, Josef Dvorsky et Daniel Rosecky ont décidé de construire cette réplique. Ce bateau de 32 m de long a été construit dans un chantier égyptien où l’on connaissait encore les techniques traditionnelles des charpentes en bois, puis gréé et terminé en Grèce où le lancement officiel a été fait en décembre 2010.
Le navire est entièrement en bois, avec des voiles en grosse toile, tout est comme sur les vaisseaux de l’époque sauf un gros moteur diesel de 375 ch et un radar, obligatoires aujourd’hui pour naviguer en sécurité et manœuvrer à l’approche des mouillages et des ports, ainsi qu’un guindeau électrique pour remonter l’ancre d’une taille respectable. Malgré ces équipements supplémentaires, le brick s’est déjà échoué une fois et a été immobilisé plusieurs mois pour les réparations.
Depuis près de onze ans, il navigue ainsi à travers la Méditerranée et en Atlantique, où il participe aux rencontres des voiles de légendes et aux régates de vieux gréements et se livre à l’occasion à des « batailles navales » avec les autres vaisseaux. Plus petit et manœuvrant, il a même remporté une victoire sur le trois-mâts L’Hermione, assure le capitaine.
En fait, il passe le plus souvent les mois d’été à tourner autour de l’île d’Elbe et à travers l’archipel toscan. Il embarque chaque semaine des cadets envoyés par l’académie de marine de Prague, des volontaires de tout âge, hommes et femmes, souvent sans expérience de navigation. Le port d’attache est la baie de Baratti qui est son mouillage, sur le littoral toscan en face de l’île d’Elbe, les droits de port ailleurs étant très chers pour un navire de cette longueur, explique encore le capitaine.
Ces stagiaires d’une semaine ne sont pas livrés à eux-mêmes, l’équipage compte huit à neuf permanents qui connaissent parfaitement le bateau et le complexe maniement des voiles. Dès leur installation, les cadets sont pris en mains par le bosco et sont à la manœuvre, puisque tout se fait à la main à commencer par le halage du canot qu’on doit hisser pour accrocher à la dunette.
Puis ce sont les voiles qu’il faut hisser, avec des drisses toutes identiques comme les écoutes, et l’ordre à respecter en fonction des consignes du capitaine, relayées par les hurlements du bosco – en tchèque : sur le mât de misaine et le mat d’artimon, c’est toute une série de voiles qui se déferlent l’une après l’autre, grand-voile, hunier, perroquet, cacatois et, selon le vent, foc, clinfoc, voile d’étai et brigantine. L’exercice se fait perchés dans les haubans et le long de chaque bôme, il faut ne pas avoir le vertige quand le bateau tangue ou roule.
Mais le plus difficile, pour le capitaine lui-même, est d’anticiper la manœuvre pour réduire la voilure et ferler les voiles avant que le vent ne forcisse, ce qui est fréquent dans cette région où mistral et sirocco s’alternent parfois avec brutalité. C’est un retard de ferlage qui a du reste provoqué son échouage près de Marbella en Espagne, en 2012. Mais il arrive aussi que le brick trouve un calme plat, et le moteur est alors précieux pour gagner Portoferraio ou regagner Baratti à temps pour la relève d’équipage.
Parfois, les stagiaires sont des passionnés d’Histoire comme ce groupe venu de Brno avec qui j’ai partagé un embarquement, dont les participants s’étaient confectionnés des costumes d’époque : habitués des reconstitutions de batailles historiques dont les batailles napoléoniennes, ils avaient préparé de superbes costumes d’une très grande qualité, donnant à La Grace un rayonnement tout particulier. Et si d’aventure un plaisancier voit surgir ce menaçant brick noir et jaune, sabords ouverts et canons pointés, qu’il reste calme et arme à son tour ses objectifs : c’est un spectacle à ne pas rater…
Pour en savoir plus, le brick a un site officiel, En tchèque et en anglais : www.lagrace.cz
Et pour revoir les pirates en images, cette petite vidéo :